mercredi 29 novembre 2006

Le sens de la vie

Q uel est le sens premier de la vie?

Même si les nihilistes n'en voient aucun, je vais tenter de trouver une réponse qui puisse être consensuelle. Les religions trop empressées à fourbir des hypothèses promptement érigées en dogmes ont donné les leurs. Cependant, genèses fumeuses et eschatologies abracadabrantesques cherchent avant tout à cadrer les actes humains et à soulager l’anxiété qui assaille celui qui se penche imprudemment sur la question de sa mission terrestre et de son devenir après la mort. L’individu de cette espèce qui s’est orgueilleusement auto promue au rang de fer de lance de l’évolution peut conserver quelques doutes quant aux explications fournies, quand, les jours de lucidité, il se perçoit vulgaire animalcule à la présence furtive sur une planète parmi des milliards d’autres gravitant au sein d’un univers infini vieux de plusieurs milliards d’années. Les philosophes ne font pas mieux assis le cul entre les deux chaises du monisme spinozien et de la transcendance kantienne.

A jongler avec les abstractions et les supputations nébuleuses ne refusons nous pas l'hypothèse brute suggérée par les biologistes. Le sens premier de la vie ne serait-il pas tout simplement la préservation à tout prix d’un message microscopique niché au cœur de nos cellules. La transmission du code de la vie peaufiné au fil des temps ne serait-elle pas la mission de base commune à ces êtres qui se croient hors du projet universel, dispensés des impératifs reconnus du règne auquel ils appartiennent : le règne animal ?


L'homme n’oublie-t-il pas trop facilement que son apparition sur terre et que son émergence au sein des espèces animales sont "récentissimes" à l’échelle du temps de la vie sur la Terre? Comme par magie, il aurait perdu, allez savoir où et quand, toute similarité avec celles avec qui il cohabite plus ou moins bien depuis des millénaires? Les éthologues nous dissuadent de croire à cette prétendue singularité. Notre néocortex surdimensionné n’aurait pas l’heur de faire de nous de purs esprits échappant aux instincts génétiquement programmés. La plupart de nos comportements sociaux sont modulés par les acquis de l'héritage phylogénétique. Ainsi, à y regarder de près, nombre de nos actes journaliers sont tournés vers le même objectif que nos frères de route : transmettre à tout prix le message génétique. Pour cela nous œuvrons particulièrement dans deux domaines :

- La consommation : pour maintenir en bon état de marche le plus longtemps possible notre organisme et les noyaux cellulaires réceptacles du message moléculaire de l'ADN. Plus amenés directement à chasser, pêcher, cultiver ou élever du bétail pour survivre, nous travaillons cependant pour acheter cette nourriture à ceux qui perpétuent ces tâches ancestrales de manière plus ou moins organisée. L’acquisition de biens de confort ne constitue pas un contre exemple. Elle participe à la mission de favoriser la santé morale et physique de l'individu et des groupes auquel il appartient.

- La reproduction : nous nous reproduisons depuis des millénaires à foison au point d’éliminer beaucoup d'espèces concurrentes. Bien que certains d'entre nous puissent choisir - plus ou moins délibérément de ne pas avoir de descendance - échappent-ils pour autant aux servitudes de notre mode de reproduction sexuel? Le brassage des gènes qu’il favorise, ainsi que diverses mutations, donnent naissance à des individus mieux adaptés à un environnement en perpétuelle mouvance. Les exemples proposés par les généticiens sont suffisamment nombreux pour ne pas mettre en doute ce fait. Combien de nos actes journaliers sont-ils en relation plus ou moins directe avec des comportements éthologiques visant ce but ? Beaucoup plus qu’on imagine.

On sait que dans une population animale se constitue immanquablement une hiérarchisation des individus qui la constitue. Elle divise très grossièrement leurs membres en dominants et dominés. Les individus mâles les plus robustes doivent disposer du harem le plus riche possible pour engendrer des individus du même acabit. La vigueur physique du dominant au combat ou du moins sa maîtrise des signaux et attitudes dissuasives envers les rivaux, son art de la parade nuptiale, sont autant de point favorables à maintenir son statut jusqu’à l’arrivée fatidique d'un nouveau champion. La femelle donne dans un registre moins guerrier, plus subtil, mais tout aussi axé sur l’exposition de qualités propices à la conservation et à l’amélioration du groupe. Ce n’est pas moi qui le dit, évitez de me traiter de macho, elles se doivent d’arborer la parure idoine pour circonvenir le butineur de son espèce. La mise en valeur optimale de ses caractères sexuels secondaires - à défaut des primaires - est vivement recommandée. De nombreux accessoires vestimentaires et produits de cosmétologie ont ce but plus ou moins caché. Le vieil ouvrage de Desmond Morris « Le singe nu » peut vous convaincre que chez l'Homme les exemples d'envoi de signaux sexuels plus ou moins conscients pullulent et sont très proches de ceux d'autres espèces : le rôle du rouge à lèvres, rappel carmin d'une zone érogène primaire disponible, même masquée par la posture bipède et l'habillement des femmes est un exemple amusant. L’Homme ne s'est pas vraiment affranchi des instincts animaliers des espèces qui l'ont précédé. Les domaines du Sport et de la Politique sont un terreau propice à l’observation de comportements masculins sociaux hérités de nos ancêtres.

Dans ce dur combat qui nous agite en ce bas monde, nous n’avons pas toujours le rôle de dominants, loin s’en faut. Nous restent alors deux échappatoires dans les situations périlleuses : fuir le combat trop coûteux en énergie ou dangereux pour la survie ; entrer en résistance au point de favoriser l'apparition de maladies psychosomatiques si nous ne trouvons pas rapidement une parade à l’agression chronique. Ne pas hésiter à voir ou revoir l’excellent film d’Alain Resnais « Mon oncle d’Amérique » qui illustre les théories d’Henri Laborit sur la question.

L’homme moderne qui roule au volant d’un bolide carmin siglé d'un logo de cheval cabré, est un exemple du mâle moderne dominant, version animalière de base. Le prolongement phallique italien ostentatoire qu'il présente tend à circonvenir une reproductrice avide de m’as-tu-vu au portefeuille susceptible d'assurer l'édification d'un nid douillet et l'élevage confortable d'une couvée protégée du besoin. Coup dur pour le macho qui supposait sans doute que c’était uniquement à sa propre personne et à son image virile triomphante qu’était destiné le clin d’œil ravageur de la conductrice de la voiture à coté. Impératifs génétiques inconscients à la base ! On peut s'interroger sur le plus légué à la dite-couvée par ces deux représentants de l'espèce imaginés…


Novembre 2006

Ils sont fous ces romains !

Les historiens se sont perdus dans les théories concernant la naissance du peuple étrusque fondateur de la cité de Rome. L’explication de Massimo Pallotino, spécialiste reconnu de cette civilisation semble pertinente: « Le défaut des théories sur les origines des Étrusques nait du fait qu'on s’est attelé à un problème concernant la provenance alors qu'il ne s'agissait que d'un problème de formation ethnique".

Son apparition serait le résultat de l'intégration de différents éléments ethniques, culturels et linguistiques intérieurs et extérieurs sources d'une culture et d'une tradition nouvelles et spécifiques. Le mythe de la fondation hellénique par des descendants d’Enée ne serait qu'une récupération à visée mythique fruit de l’admiration un tantinet complexée des romains pour la grande rivale athénienne tombée sous son joug. Assimiler sans anéantir plutôt que diviser pour régner serait la maxime à retenir dans cette histoire. Exit l’image d’Epinal : le despotisme romain, ses tyrans sanguinaires imposant à coups de glaives leur religion et leur culture à un Empire monolithique. Que resterait-il en fait de la civilisation romaine si elle ne s’était imposée que par la force? Peu de choses sans doute.

Le propos de mon billet d’octobre (huitième mois du calendrier Julien) porte en fait sur ce sujet d'actualité brulant. On pourrait y voir un mauvais jeu de mots en ce mois anniversaire de l’embrasement des banlieues « aux quatre coins de l’hexagone » pour reprendre cette formule journalistique calamiteuse aux antipodes de la géométrie de base. Nous avons gardé des latins bon nombre de leurs acquisitions : au premier chef, leur alphabet et une foultitude de racines étymologiques communes à de nombreuses langues européennes. Ajoutez les à celles héritées des Grecs sans qu’aucune académie de l'époque ne s’en courrouce et vous raflez la mise. Même dans le domaine religieux, les Romains, peu enclins à se raidir sur leurs traditions, se sont fait les apôtres d’une religion monothéiste qui a fait flores. Hautement présents dans tout le bassin méditerranéen aux temps de l’expansion des principales religions monothéistes (le premier essai de monothéisme remonterait au pharaon Aménophis IV), ils ont su assimiler les mutations des grands courants d'idées qui allaient modeler la civilisation moderne. La chose publique mâtinée de quelques principes de démocratie à la grecque se sont elles aussi imposées peu à peu comme modèles politiques à succès. Dans le domaine des Sciences, des Arts, de l’Architecture et de l’urbanisme, nombre des avancées romaines, elles aussi enrichies au contact des civilisations annexées, ont permis à l’Empire de laisser perdurer sa trace bien après sa chute.

Voies romaines, culture de la vigne, techniques architecturales, modèles administratifs, art de vivre, autant de domaines dans lesquels subsistent en France, l’empreinte de ces fameux envahisseurs qui plutôt que de laminer la Gaule après sa conquête ont donné naissance à la civilisation gallo-romaine. Dans l'affrontement Christianisme - Islam dont le paroxysme a lieu à l’époque des croisades, le raffinement de la Renaissance italienne semble avoir mis un temps un frein à l’escalade. L’attitude romaine à l’égard des pays conquis eut l’heur de servir les deux camps. Passer de la haine au respect ou à l’admiration, ne serait-elle pas la bonne idée pour nous faire perdre la peur de l’étranger qui comme nous le savons est en nous ?

"Bonum vinum latificat cor hominis" : je vais aller m’ouvrir une bonne bouteille à déguster avec une pizza devant le match Lugdunum - Nancy pour perpétuer le rite des jeux du cirque, héritage douteux il est vrai de la Rome Antique : « Panem et circenses ». Si Nancy perd, cela ne m’empêchera pas de manger fissa dans mon alcôve en plein zénith un couscous malgré le triste résultat formulé en chiffres arabes. Ces derniers ont inventé le zéro. Emprunt douloureux qui va cependant dans le sens de l’histoire !


Octobre 2006

Le test Fellinien



J
e ne sais pas si vous avez déjà remarqué: sur un étalage qui vous propose des objets clones, vous ne choisissez l’un d’entre eux qu'après une indécision plus ou moins longue. Le réel motif du choix est assez obscure. L’esprit humain aime les hit-parades et autres Top 10.

Le cinéma n'échappe pas, lui aussi, à ce genre de classements. On touve par exemple les 100 meilleurs films du cinéma selon Times Magazine. Et c’est alors: «Mais pourquoi n’ont-ils pas mis celui-là, ces nuls ! »

Faire des choix, c'est le lot de notre rude existence. Ainsi, le chef d’œuvre manquant à la liste a du passer sous les fourches caudines d'une sélection drastique. Pour ma part, je me suis prêté à une classification tout aussi manichéenne. Comme d’aucuns divisent la race humaine en deux lots, ceux qui aiment les chats et ceux qui aiment les chiens, pour le cinéma, j’ai établi un critère dualiste affiné au fil du temps. Le ceux qui aiment ou n’aiment pas le cinéma d’auteur italien est devenu encore plus ciblé: ceux qui aiment ou n’aiment pas les films de Fellini.

Pourquoi Fellini direz-vous? Luchino Visconti, Ettore Scola, Vittorio De Sica, Michelangelo Antonioni, Nanno Moretti - pour ne citer qu’eux - à la trappe alors? Non, bien entendu. Pour moi, en fait, le maestro offre un critère plus pointu. On ne peut pas réellement détester les autres. J’ai constaté par contre, à l’usage, que bon nombre de personnes n’aimaient pas les films de Fellini et ceci de manière souvent épidermique. Débats vains à la clef. Ne parvenant pas à trouver Otto e Mezzo (8 et demi) en V.O sous titré en français, je m’étais récemment lancé dans une traduction homérique pour créer mes propres sous-titres. Malheur m’en prit ! Les dialogues vifs et copieux m'empéchaient de me concentrer sur le jeu des acteurs car je vérifiais sans cesse la qualité de ma traduction et la bonne synchronisation des textes.

Quand Sergio Leone s’est lancé dans l'acte transgressif qui consistait à renouveler le genre du Western, la meute des aficionados s’empressa de crier au scandale pour se calmer un peu devant le succès remporté par les Westerns spaghetti. Les ricains plièrent les gaules une bonne décennie avant d’entreprendre avec leur pragmatisme coutumier d’en utiliser quelques ficelles dans les leurs. Quand dans les années cinquante, Fellini déboula sur la Croisette avec sa «Dolce Vita», la critique s'en empara tout aussi vivement. Il donnait cependant naissance à un nouveau genre de cinéma quittant le néoréalisme italien qu’il adorait. Il a travaillé de nombreuses années avec De Sica, le maître du genre et citait fréquemment dans ses films favoris son célébrissime "Ladri di biciclette" , deux pluriels dans le titre original contre deux singuliers pour le titre français.

Bon, on peut en discuter, moi je mets "Huit et Demi" dans mon Top 10. Dans ce film d’une veine un peu moins baroque que les suivants, grouillant d’acteurs parfaits, Fellini maitrise de bout en bout le sujet de la création artistique appliqué au cinéma, ses affres et plus particulièrement la panne d’inspiration. Ce monument à la gloire du cinéma propose en plus dans son épilogue une leçon de vie. Marcello Mastroianni y tient un de ses plus grands rôles. Les rapports de l’auteur avec la totipotente religion catholique, l’univers du cinéma italien de l’époque, les difficultés d’un créateur à échapper aux critiques des proches trop impliqués dans les personnages à l’écran, la gestion périlleuse des acteurs, tout y est. Mais avant tout et pour mon plus grand bonheur, l’humour et le détachement qui sied à celui qui a compris que la vie est un jeu auquel il faut s'adonner sans retenue de peur de se confronter au triste constat:

« La vie est un bien perdu, pour celui qui n'a pas vécu comme il l'aurait voulu. »
Mihai Eminescu


Mihai Eminescu, poète roumain


Vous n’aimez pas Fellini? L’auteur vous choque par ses outrances? Vous ne vous reconnaissez dans aucun des personnages de ses films? Vous détestez le cirque des passions humaines? Bravo, vous collez au réel, les deux pieds sur terre. Vous devez être un fan de Derrick…

Annexe:


Federico Fellini (Rimini 1920 - Rome 1993) : Cinéaste considéré comme le plus onirique des réalisateurs italiens. "Ma génération a connu une enfance pleine d'interdits, d'obligations, de tabous... Ainsi, la curiosité et la fascination de l'inconnu étaient intactes. Nous avions le sens du merveilleux". D'une nature rêveuse et imaginative, il mène très jeune une vie mouvementée et vagabonde, dont sa carrière artistique conservera les traces, et qu'il aura soin d'étoffer rétrospectivement pour magnifier son mythe : "J'ai toujours eu une propension naturelle à m'inventer  une jeunesse, un rapport à la famille, aux femmes et à la vie". Caricaturiste, journaliste, il travaille aussi comme assistant dans une troupe itinérante pour finalement travailler comme scénariste aux côtés de Roberto Rossellini pour Paisà, Rome ville ouverte, L'Amore et Europe 51. Il travaillera aussi à l'élaboration de scénarii pour Pietro Gremi et Alberto Lattuada, avec qui il signe en coréalisation son premier film, Les feux du music-hall (1950). C'est en 1952 qu'il réalise seul Courrier du cœur.

Dès lors apparaissent ses deux qualités fondamentales : sa capacité de créer l'invraisemblable par le langage de l'image et du montage, et, surtout, celle de fixer des types. Il a déjà le don de camper des personnages à l'aide de petits détails physiques ou des tics verbaux qui leur donnent, comme par magie, une épaisseur humaine et un passé dont le spectateur devient rapidement complice. Éloge de l'affabulation, apologie du phantasme : les miroirs tendus par les films de Fellini ne réfléchissent pas autre chose. "Feindre, toujours feindre !... Il faut que tout soit factice, mais crédible ! J'exerce un métier qui me démontre en permanence que je suis un magicien."

Sa rencontre avec Giulietta Masina, en 1943, lui inspire deux poèmes d'amour : La Strada (1954) et Les nuits de Cabiria (1957). Puis, c'est le succès provoquant et inquiétant de La dolce vita (1960), peinture acide et désespérée d'une minorité romaine oisive, où le personnage lucide et suicidaire du journaliste, joué par Alain Cuny semble incarner Fellini lui-même. Cette œuvre annonce Huit et demi (1963), le huitième de ses films, qui est aussi celui où le cinéaste remet en question son propre art. Puis c'est Juliette des esprits (1965), film onirique qui termine tout un cheminement initiatique très intime.

En 1969, Fellini propose l'éblouissante adaptation du Satyricon de Pétrone, travail où il réussit à s'éloigner de ses propres préoccupations tout en restant très original. Les clowns (1970), inaugure une série d'œuvres qu'on pourrait qualifier de pur divertissement cinématographique. L'auteur, maîtrisant parfaitement ses propres désirs, nous emporte dans ses souvenirs du cirque, de la ville (Fellini Roma, 1972), de l'enfance (Amarcord, 1973), des mythes (Casanova, 1976). Puis c'est la rupture de ton, avec cette fable aux allures brechtiennes et prémonitoires qu'est Répétition d'orchestre (1978), où Fellini porte aux sommets de leur talent ses plus fidèles collaborateurs, le musicien Nino Rotta et le monteur Ruggero Mastroianni.

Ses derniers films - La cité des femmes (1979), Et vogue le navire (1983), Ginger et Fred (1986), Intervista (1987) et La voce della luna (1990) - témoignent d'un pessimisme croissant. Il n'y a plus d'issue, tout se résout dans la mort ( Et vogue le navire est vraiment l'évocation de la fin d'un monde, quoique sans la fureur du Satyricon), ou dans la dérision, comme dans Ginger et Fred, où un couple d'artistes vieillissant est réuni pour les besoins d'une émission télévisée. Ginger y est interprétée par Guilietta Masina, l'épouse du cinéaste, qui s'éteindra quelques mois après son mari.

Fellini et Simenon :

L'affiche est superbe : Simenon, Fellini. Deux grands parmi les grands. Le contenu plutôt maigre : une quarantaine de lettres. Quarante lettres en trente ans, dont plusieurs ne sont que des billets, est-ce une correspondance ? Oui, c'en est une, et l'histoire qu'elle raconte est étonnante. Leurs chemins se croisent à Cannes, en 1960. Federico Fellini présente La Dolce Vita, qui vient de faire scandale en Italie. Georges Simenon, président du jury, réussit à le faire couronner, malgré les pressions des grands producteurs, et au plus grand déplaisir de toute la cinéphilie française, qui déteste l'auteur de La Strada. De retour à Lausanne, Simenon invite Fellini à venir passer quelques jours chez lui. À l'admiration s'ajoute une vraie sympathie, presque une complicité. Il voit en Fellini un créateur méprisé par les intellectuels, comme ce fut - et c'est toujours - son cas.

Rien apparemment de plus dissemblable que les œuvres de Federico Fellini et de Georges Simenon, rien apparemment de plus opposé que ces deux hommes, et pourtant une correspondance de 20 ans les lient. Elle commence en 1969, à la sortie de "Satyricon", lorsque Fellini, au cours d'une interview, fait l'éloge de Simenon et établit un lien entre l'écriture de ses romans et l'élaboration de ses propres films. En écho à cette interview où Fellini avoue son admiration pour l'écrivain, Georges Simenon répond : "Je retrouvais mes idées tant en ce qui concerne la création en art que les diverses attitudes devant les problèmes de la vie". Les deux hommes se sentent comme deux frères retrouvant chez l'autre son propre reflet, fait d'angoisses et d'exaltations. Georges Simenon rassure comme un "frère aîné" un Fellini insomniaque qui doute et crée les chefs-d'œuvre que sont Casanova et La cité des femmes.

Pour le cinéaste italien, Simenon est cette canne qui lui ouvre la voie contre ses aveuglements. C'est à la suite d'un rêve mettant en scène un Simenon qui "peint son nouveau roman" que Fellini trouve la force d'achever Casanova. Simenon lui écrit alors pour le conforter dans cette idée et lui dire son admiration de toujours. Dès lors, leurs échanges tournent autour du geste de la création. Si différents, si proches, ils ont échangés leurs angoisses et leurs espoirs, leurs passions et leurs dégoûts. Sans presque jamais se rencontrer. On ne doit pourtant à cette complicité exceptionnelle, à cette intelligence qui traverse les frontières des nations et des arts aucune œuvre commune. Simenon n'a pas écrit pour Fellini. Fellini n'a pas porté Simenon à l'écran. En vingt ans d'échanges épistolaires ininterrompus, ils n'ont même pas envisagé de travailler ensemble.

Si d'évidence, tout les opposait dans le style (autant celui du cinéaste était démesuré et baroque, autant celui du romancier était austère et minimaliste), tout les rapprochait dans l'esprit. Car ils avaient en commun l'égoïsme des grands créateurs, une faculté au labeur proprement titanesque ("Je me sens plus vivant quand je travaille" avoue Fellini, pourrait dire Simenon), la haine des sociétés modernes, la passion névrotique des femmes, la nostalgie de l'état d'enfance, et une propension récurrente à la dépression. La correspondance de Federico Fellini et Georges Simenon entre 1969 et 1989 plonge le lecteur dans les subtilités et les affres de la création. Les deux artistes partagent la même admiration pour Carl-Gustav Jung, attachant beaucoup d'importance au rôle du subconscient dans la création. "Tous les deux, écrit Simenon en 1976, nous sommes restés et j'espère que nous resterons jusqu'au bout de grands enfants obéissant à des impulsions intérieures et souvent inexplicables, plutôt qu'à des règles qui n'ont pas plus de signification pour moi que pour vous".

Quand un géant rencontre un autre géant, qu'est-ce qu'ils se racontent ? Des histoires de géants. Et de quoi parlent-elles, ces histoires de géants que s'écrivent Federico Fellini et Georges Simenon ? Des mystères et des difficultés de la création, de l'enfance et du cirque, avec pudeur et effusion. "Je m'aperçois que je m'étais endormi dans un grand jardin humide de rosée, avec de grandes plantes chargées de feuilles d'un vert intense. Là-bas, au centre d'une pelouse, il y a une construction en forme de tour. C'est de là que vient le cliquetis de la machine à écrire. Je m'approche, et maintenant on n'entend plus aucun bruit. En me dressant sur la pointe des pieds, je lorgne par une fenêtre circulaire et je vois une chambre blanchie à la chaux, comme une cellule. Il y a un homme, un moine en train de faire quelque chose que je n'arrive pas à voir parce qu'il me tourne le dos. Il est assis, et à ses pieds, par terre, il y a une dizaine d'enfants, des petits garçons et des petites filles très sympathiques, qui rient, plaisantent, qui touchent ses sandales, le cordon de sa bure. A la fin, l'homme se retourne : c'est Simenon."

"Cela a été une grosse émotion pour moi de recevoir votre lettre. J'ai espéré un moment vous rencontrer en Suisse, mais je comprends très bien vos réactions et votre fuite. Tout ce que vous me dites me touche profondément, car malgré mes soixante-treize ans et demi, je me considère encore, et je me sens, comme un gamin. Vous êtes probablement la personne au monde avec laquelle je me sens les liens les plus étroits dans le domaine de la création. J'ai essayé de le dire maladroitement dans une préface, je voudrais que vous sentiez combien je me sens proche de vous, non seulement comme artiste, si je puis employer ce mot que je n'aime pas, mais comme homme et comme créateur."

Dans le livre de Georges Simenon, "Quand j'étais vieux", Federico Fellini, qui a du mal à passer le cap des soixante ans, cherche des conseils, des avertissements et de "réconfortantes et très tendres coïncidences d'effrois". L'écrivain lui répond qu'il a écrit ce journal intime lorsqu'il avait son âge et qu'il s'est "rendu compte par la suite" qu'il commençait "à rajeunir". Le sage est toujours là pour aider son ami et le pousser vers l'avant. Après la mort de Simenon en 1989, Federico Fellini ne cessa jamais de penser à ce frère disparu. Lorsqu'il s'éteint en 1993, ses derniers mots sont pour lui: "Giacomina, as-tu fini le travail sur Simenon ?"



Septembre 2006