mardi 17 décembre 2013

Conte de Noël


Recroquevillé dans un duffle-coat qui résistait de plus en plus mal aux assauts de la bise en cette veille de Noël, Thomas Lanier remontait d’un pas vif une artère principale de la ville. De nombreuses devantures restaient illuminées malgré la clôture. Tous ces scintillements enjôleurs ne savaient égayer ses pensées moroses. Il croisait de rares passants. Certains, comme lui, déambulaient indifférents aux lieux traversés. Quelques clochards étaient en quête d’un coin chaud où passer la nuit. Tous ne semblaient en fait n’avoir en tête que le besoin impérieux de se réchauffer au plus vite. Dans les voitures qui circulaient à vive allure, Thomas entrapercevait des passagers sur leur trente-et-un et des paquets cadeaux sur la plage arrière. Les festivités du réveillon étaient en route.

Thomas détestait le mois de décembre. Depuis plusieurs années, il s’arrangeait pour le traverser en ermite. Seul, son fils lui rendait une visite symbolique les lendemains de réveillons. Fatigué par les excès de table et une nuit courte, il ne lui offrait alors qu’un visage pâle aux yeux cernés. Au fil des siècles, Noël était devenu la fête commerciale des petits. La Saint-Sylvestre sonnait la revanche des adultes dans un registre équivalent. Un bal masqué propice aux migraines et aux dégueulis. C’était le point de vue de Thomas. Il s’était commis jadis dans des soirées à blaireaux. Il les imaginait dans une semaine beuglant, un verre d’alcool en main. Il les voyait, coiffés de chapeaux en papier ridicules, lancer des langues de belle-mère et des cotillons, en poussant des rires gras. Les vannes à deux balles fusaient dans la chenille au sein de laquelle une partie de la troupe se dandinait. Et puis, des femmes en tenue de chasse buvant les allusions égrillardes de mâles lourdingues en treillis d’apparat. Le lendemain, le désinhibant du commerce avait souvent bon dos, était bien opportun pour se filer une absolution furtive. Les maris, souvent plus imbibés que leur épouse, se fichaient complètement du manège. Ils en profitaient pour circonvenir une autre fatale en chaleur, ou une égérie du coup facile. Une fois de plus, ceux et celles qui étaient restés sobres se trouvaient face au constat, consternés. Qui de s’afficher en société avec un bellâtre, qui avec un balourd, qui avec une écervelée ou une allumeuse notoire. Tout rentrait dans l’ordre après la fête. En vieillissant, Thomas s’était mis à haïr ce lâche abandon du respect de l’autre et de soi-même. Ses coreligionnaires préféraient maintenir en vie artificiellement des sentiments moribonds. Tout plutôt qu’une solitude physique angoissante. Tout pour sauver les apparences et s’afficher officiellement accompagné. Avec de pareilles idées en tête, il ne pouvait que s’exclure de ces représentations rituelles d’un bonheur bruyant, joué derrière un déguisement.


Thomas venait d’arriver à la hauteur de sa Jaguar. Une contravention était coincée derrière un essuie-glace. Même le jour du réveillon, le maire asticotait ses chiens de garde. Il fallait alimenter les caisses pour les cadeaux de fin d’année des vieux et les galettes des rois. Dans les semaines à venir, l’édile municipal allait serrer des louches à qui mieux-mieux, à s’en démantibuler les phalanges.

Thomas démarra en trombe. Au bout de cent mètres, il tapa le cabas d’une vielle qui traversait en dehors des passages piétons. Elle fit en roulé-boulé salvateur qui lui évita l’impact. C’était le pompon ! Il gicla de sa voiture pour l’aider à se relever. Puis, rassuré qu’elle puisse se tenir debout sans problème, il la fit gesticuler comme un pantin, pour vérifier qu’elle n’avait vraiment rien de cassé nulle part. Non, la vielle était robuste et avait conservé la souplesse d’un chat. Il lui demanda si elle ne voulait pas qu’il appelle une ambulance, tout de même, par sécurité. Elle le regarda de travers en lui disant qu’elle avait autre chose à faire que de passer la nuit de Noël à la Cour des Miracles pour servir de cobaye aux apprentis toubibs. Il n’y avait que deux œufs qui avaient trinqué dans son sac à provision. Le seul problème, pour elle, c’est que cet incident lui avait fait rater le dernier bus. Thomas, content d’avoir échappé de peu au fait divers « rubrique des chiens écrasés », lui proposa de la ramener chez elle. La veille accepta avec un trait d’humour : « Je sais que ce n’est pas prudent de se faire raccompagner le soir chez soi en voiture par un inconnu. Mais cela fait tellement longtemps qu’on ne m’a pas culbutée sur le siège arrière d’une limousine. »

Thomas détestait les vieilles. Pour lui, leur papotage avait toujours des relents de naphtaline et leurs histoires en boucle remontaient au minimum à la dernière guerre mondiale. Leurs sempiternelles doléances tournaient autour des problèmes de constipation, du médecin qui ne passait jamais au bon moment, des enfants et petits enfants qui leur rendaient visite de façon trop parcimonieuse. Elles étaient vraiment trop vielles pour vivre encore. Elles attendaient avec impatience le jour où elles allaient retrouver leur cher défunt dans sa tombe. Elles n’imaginaient pas un seul instant que le jour où il avait passé l’arme à gauche, il s’était peut-être senti soulagé d’échapper aux griffes d’une emmerdeuse. Difficile tout de même de croire qu’elles attendaient la mort avec une telle sérénité. Au premier pet de travers, elles faisaient venir le médecin dare-dare. Elles priaient le Bon Dieu tous les soirs pour qu’Il leur accorde la faveur de partir tranquillement en plein sommeil, croyant sans doute qu’elles étaient les seules à espérer une mort du genre, rapide et confortable. Il faisait toujours froid dans la maison des vieilles. Elles économisaient sou après sou pour se payer des vacances de rêve dans l’au-delà. Thomas estimait que les vieux sont rarement surbookés, qu’ils ont plutôt une vie réglée comme du papier à musique. Pourquoi donc étaient-ils toujours si impatients ? Ils font l’ouverture des magasins, cherchent à passer en premier aux caisses, grillent des places dans les files d’attente. Certains même, en se ratatinant comme de veilles éponges, ne distillaient plus que du vinaigre au sein de leurs propos.

Celle que Thomas venait d’envoyer au caniveau conservait de l‘humour. Pourtant, un pareil salto arrière en aurait fait vitupérer ou geindre plus d’une, voire, l’aurait mise au tapis. Il allait faire sa BA de Noël rapidos en la ramenant chez elle et en payant les œufs cassés.

Elle habitait un petit pavillon de banlieue dans une rue qui déroulait des maisons clones bâties dans les années trente.

- Toujours pas de courbatures, la cascadeuse, demanda Thomas après avoir garé son véhicule en face de sa maison?
- J’ai au moins sept couches de vêtements sur moi. Un vrai oignon. Ça absorbe les chocs, lui répondit-elle, son cabas serré contre elle sur le siège passager. Thomas n’imaginait pas qu’elle parlât de couches-culottes.
- Donnez-moi vos provisions, je vais les déposer dans votre entrée, et puis je vais vous rembourser vos œufs.
- Vous riez ! Deux de moins, ça arrangera mon cholestérol. Rentrez une minute, je vous paye un vin chaud pour la course. J’ai réfléchi. A mon âge, c’est plus raisonnable de me faire culbuter dans un lit douillet. En souriant, Thomas se demandait, sans classer illico la vieille dans le lot, si la nymphomanie fléchissait avec le grand âge.
- Vous avez le matériau pour confectionner le philtre proposé, lui demanda-t-il, comme s'il n'y croyait guère?
- Mon défunt mari m’a laissé une cave de restaurant. Il ne supportait plus l’alcool sur la fin. Il avait dû épuiser rapidement son capital picole à grands coups de Picon bière. Je me fais un vin chaud tous les soirs en hiver pour éloigner le médecin. C’est aussi efficace qu’une pomme, le matin.
- La pomme, vous savez, il faut lui envoyer en pleine poire pour que ça marche…
- Vous savez rigoler, vous ! Ça annule le point malus que je vous avais collé pour « ange de la mort des vieilles qui traversent en dehors des clous ».
- C’était sévère. Je vous ai loupée lamentablement.
- Mon heure n’était pas encore arrivée, c’est tout.
- Toutes blessent, seule la dernière tue, c’est vrai. Va pour un vin chaud pour attirer le médecin.
- Ah bon ! Vous êtes toubib ? Vous faites votre clientèle en roulant dessus ?
- Je suis à la retraite. J’aurais la Sécu et le Conseil de l’Ordre sur le dos !
La vieille le fit entrer directement dans sa cuisine. Tout en préparant sa décoction vaccinale, elle continuait à lui faire la causette.
- Au fait, personne ne vous attend pour le réveillon ?
- Non, je ne suis plus fanatique de ces célébrations institutionnalisées, confessa Thomas.
- Vous êtes le Grinch français, alors ?
- Vous connaissez le film !
-Je regarde beaucoup la télé. C’est classique à mon âge. Je regarde même les séries américaines, les nuits d’insomnie. J’aime bien NCIS.
- Désolé, je n’ai ni les lunettes, ni la coupe de David McCallum. Je dis «désolé», parce que c’est un tic verbal dans les séries ricaines. On l’entend au moins dix fois par épisode.
- C’est vrai, j’avais remarqué aussi ! Ils pourraient varier avec «Cela m’attriste profondément». Mais pour le doublage, c’est pas génial, sauf quand l’acteur est de dos. Non, vous avez en fait de faux airs de  Mark Harmon. J’aime mieux. L’autre, c’est celui qui découpe la viande froide, c’est ça? Je vous ai dit que mon heure n’avait pas encore sonné. Il n’aurait rien à faire avec moi.
- Nous trinquerons alors à ce qu’elle ait été programmée dans plus de 20 ans !
- Non merci ! Je ne vois pas l’intérêt de faire une centenaire gâteuse, prête à l’embaumement, qu’on exhibe ahurie devant un bavarois d’anniversaire au milieu du crépitement des flashes.
-Alors, ce sera à la robustesse… de vos neurones… de vos os… et des piles des sonotones !
- Vous pouvez ajouter aux rencontres qui permettent de bien rigoler. C’est aussi de la Médecine, hein? Ce serait bon pour le cœur et les poumons, j’ai lu ça quelque part. Je voulais ajouter «à la robustesse des sphincters», mais j’ai pensé que ça manquerait de classe ou de poésie.
- C’est vrai, la descente d’organe et l’incontinence urinaire d’effort sont rarement évoquées dans les sonnets de Ronsard.

Son verre de vin chaud à la main, Thomas imaginant que la formule ferait rire cette vieille de choc, lança finalement haut et fort une dédicace de corps de garde d’antan : « A nos femmes, à nos chevaux, et à ceux qui les montent !».

La vieille ajouta, en se tordant de rire : «J’en parlerai à mon cheval. A mon mari, même s’il est raide de raide, plus joignable ! Qu’il repose en paix, le pauvre. Il a fait son devoir conjugal très honorablement.»

Le temps passait. Thomas conversait avec un plaisir non dissimulé. Le spécimen de vieux qu’il venait de débusquer était haut en couleurs. De quoi ébrécher son a priori globalisant sur les cotés sinistres du monde des vieux. Cette conversation, amusante et parfois provocatrice, s’affranchissait en plus des codes habituels entre deux personnes n’appartenant pas à la même génération. En somme, il traînait un peu les pieds avant de prendre congé.

- Si personne ne vous attend, et que cela vous dit, j’étais sortie faire des courses pour me préparer un repas de fête à ma sauce. Je peux mettre les petits plats dans les grands.
- Ce serait vraiment abuser de quelqu’un que j’ai failli aplatir et à qui j’ai déjà mangé deux œufs...
- Arrêtez avec ça ! Vous venez de m’apporter une anecdote à laquelle repenser pendant les longues soirées d’hiver. Cela n’arrive pas à n’importe qui, tout de même, de se faire harponner par Leroy Gibbs un soir de réveillon.
- Et d’arriver à le dérider un peu. Il a un parapluie dans le derche votre héros.
- Vous croyez que le Grinch c’est mieux ! Au fait, vous avez déjà eu une femme ou des enfants ?... Enfin, vous comprenez ce que je veux dire.
- J’ai été marié, oui, et j’ai un fils de 30 ans. Et au milieu de tout ça dans l’ordre et le désordre, j’ai mené une vie sentimentale assez décousue.
- C’est une mauvaise chose pour un homme que de vivre seul, vous savez.
- Pas pour une femme ?
- Les femmes, elles se laissent moins aller en pareil cas. Regardez-vous ! Vous êtes maigre comme un coucou. Vous devez manger sur le pouce, quand vous y pensez.
- J’ai cru comprendre que, vous aussi, vous avez été mariée. Des enfants et petits enfants ?
- Non, je n’ai pas pu en avoir.
- Vous avez su pourquoi ?
- Comment dit-on de nos jours ? Ah oui, une sexualité à risques.
- Je vois, salpingite, endométrite ou truc du genre. Les partenaires multiples, c’est pas sans risques pour les muqueuses et ça favorise les maladies en « ite » du secteur.
- Oui, et en plus, pour le plaisir que j’y ai trouvé...

Thomas sentit que le sujet avait jeté une ombre sur la conversation. En pareil cas, il bottait en touche. Cette vieille dame était brute de décoffrage dans ses propos, nature, sans chichi. Il décida qu’il pouvait fouiller un peu le sujet sans qu’elle juge cela impudique.

- Je ne suis pas bien le sens de votre dernière phrase.
- Vous êtes fan de Zola ?
- Vous savez, ma profession m’a habitué à fréquenter l’auteur.
- Alors, je me lance. Je suis une ancienne fille de l’Assistance, comme on disait avant. Bon, on ne m’a pas abandonnée sous un porche d’église, mais je ne connais pas mes parents. Très jeune, après que j’en sois sortie, j’ai fréquenté un baratineur, un beau gosse dont je suis tombée raide dingue. C’était une arsouille qui a réussi à me mettre sur le trottoir. La technique habituelle du début de carrière filles de joie à mon époque. Un coup je te souffle le chaud, un coup le froid, et roule ma poule, ça vaut mieux pour toi. Faut pas croire toutes ces conneries qu’on dit sur les gagneuses qui feraient le tapin comme si elles allaient pointer à la Samaritaine. C’est violent le milieu de la prostitution. Mon maquereau ne me tapait pas souvent, mais, demander de faire ça à une fille,  qui en plus n’avait  pas grand-chose dans le cigare à cet âge, c’est de la violence par manipulation. C’est mon Riri qui m’a sorti de là. Il s’est fait tabassé quand ils ont fini par nous retrouver, mais cela a fini par se tasser. J’ai appris à travailler autrement qu’avec mon cul, excusez pour l’expression, et à demander à la vie rien de plus que ce qu’elle pouvait me donner. Mais tout ça, c’est de la vieille histoire. C’est vrai, j’aurais bien aimé avoir des enfants avec Riri. C’est normal pour une femme, non ?
- Légitime, oui. Cela entraîne aussi un paquet de soucis. Faut pas l’oublier.
- A trop réfléchir, on n’en ferait jamais, vous savez. Le votre vous a fait des embrouilles?
- Pas vraiment, mais au fil des ans, les liens se sont desserrés petit à petit. Je le vois tous les tremblements de terre, quand lui revient à l’esprit qu’il a un père, ou quand son travail lui laisse un peu de temps.
- Ça, c’est nul. Faut pas laisser les choses filer comme ça. Faut toujours montrer aux gens qu’on aime, qu’on aime bien aussi, qu’on pense toujours à eux. Vous devriez lui téléphoner plus souvent. Faut pas non plus tomber dans ce truc à la mode qui veut que ce soit mieux de ne pas vivre en couple comme avant.
- Je connais quelqu’un depuis plusieurs années, et nous avons effectivement décidé d’un commun accord de vivre chacun chez soi et de ne se voir que pour passer des bons moments.
- Au début, une femme vous fait toujours croire que c’est possible, mais vient toujours le temps où elle ressent le besoin de vivre avec vous sous le même toit. Les humains, c’est pas fait pour vivre comme ça, à se voir quand ça leur chante. C’est mon point de vue. Il vaut ce qu’il vaut. Mais on veut toujours que les gens pensent comme vous. C’est comme si je me permettais de vous donner des leçons. Allez, on n’est pas ici pour parler conseils matrimoniaux. Je ne suis pas une référence dans le domaine. Je vais me mettre au piano. Installez-vous au salon. Vous trouverez bien un bouquin à lire en attendant.
- Je peux vous donner un coup de main !
- Pas de bonhomme en cuisine ! Je suis de la vieille école !


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Impossible d’insister. Thomas partit s’installer au salon. Il jeta son dévolu sur un canapé gracieusement recouvert d’un patchwork. Le salon était kitsch à souhait. Tapisserie d’un autre âge, desserte encombrée d’une quincaille de bibelots au goût douteux, castagnettes accrochées au mur, le tableau en canevas aux thèmes de chasse, une boule en verre sur une vieille télé. Le machin qu’on secoue pour faire tomber la neige sur un père Noël en traineau. Rien ne manquait, en somme. Cela lui rappelait les pièces aussi typiques dans lesquelles il s’était retrouvé en visite quand il remplaçait en Médecine Générale avant de devenir cardiologue. Le chanteur Renaud avait dû être invité un jour ici. Dans son inventaire rapide, seul un objet interrogeait Thomas. Il y avait un piano droit de belle facture contre un mur du salon. Il demanderait à la vieille dame si elle en jouait à l’occasion. Il se décida à prendre un livre qui traitait de l’entretien des plantes et arbustes d’extérieur, histoire de voir ce que cela faisait de patienter dans une salle d’attente. Il repensait au résumé, effectivement zolesque, qu’elle venait de lui faire de sa jeunesse. La fille de joie au grand cœur ça existait donc bien aussi en dehors des livres. Il comprenait mieux sa facilité aux allusions grivoises. Thomas se mit soudain à rire en dedans. Depuis le temps, elle avait dû abandonner ses vieux réflexes. Il était peu probable qu’elle lui demandât de se laver le poireau au savon de Marseille avant de passer à table.

Une heure à peine s’était écoulée. Thomas entendit claironner:

- A table ! Ça se passe à la salle à manger. Un véritable tour de passe-passe. La vieille avait dressé une table digne d’un grand restaurant.
- C’est le festin de Babette pour deux, ici ! s’exclama Thomas en entrant dans la pièce.
- C’est qui celle là ?
- Le personnage d’un film danois tiré d’une nouvelle de Karen Blixen, interprété par Stéphane Audran. «Out of Africa», par contre, vous avez dû voir ça à la télé. C’est un peu la vie de cette Karen Blixen.
- Oui, celui-là je le connais. Elle part en Afrique pour épouser le frère de son amant qui n’a pas voulu d’elle. Un ours mal léché qui la plante tout le temps pour aller chasser. Et en plus, il lui file la syphilis. Heureusement, le beau Robert l’enlève dans son avion. J’ai chialée comme une Madeleine à la fin. Mais peut-être que c’était mieux comme ça. Sur ses vieux jours le Robert aurait pu devenir alcoolique, ou gaga, ou les deux…
- Dans l’autre, Babette est chef cuisinière d’un grand restaurant parisien. Elle fuit la Commune de Paris pour se réfugier au service de deux vieilles filles, dans un petit village luthérien du Jutland. Chaque année, elle achète un billet de loterie. Après quinze ans, elle remporte le gros lot et, plutôt que d'améliorer son sort, consacre tout son argent à faire venir les ingrédients pour un repas de fête digne des fastes de la grande cuisine parisienne. Elle veut remercier ainsi ces gens simples habitués à une vie austère. Un beau film aussi.
- Vous voulez me faire rougir !
- Pourquoi pas ?
- Allez, hop, faites péter la rôteuse ! C’est plus de mon âge de piquer des fards.

Thomas sabra le champagne avec un grand couteau de cuisine afin de poursuivre dans le style régiment de cavalerie. Après le toast, il lui demanda qui avait utilisé le piano qui était au salon. C’était elle, mais maintenant, c’était terminé. Les doigts ne suivaient plus. Elle s’y était mise sur le tard avec application et à grands renforts de leçons. Elle s’était même lancée seule, sur la fin, dans des partitions classiques qui l’avait fait suer sang et eau. Elle aimait bien tous les grands compositeurs, mais avait un petit faible pour Schubert. Thomas se dit qu’elle devait faire une fixation sur les personnages qui avaient été touchés par la syphilis ! Le personnage gagnait encore en pittoresque.

La cuisinière avait réalisé un sans faute. Le repas qu’on lui avait servi était hors-normes. À cet instant, un cigare à la bouche, Thomas remerciait une fois de plus la vieille dame.

- Vous les avez dégotés où ces havanes ?
- Je ne donne pas comme ça l’adresse de mon dealer ! Je vais m’en allumer un aussi pour vous accompagner. Une petite mirabelle ?
- Après, merci. Je ne veux pas gâcher l’arôme de ce barreau de chaise fabuleux. Donnez, je vais vous l’allumer. Thomas, regardant sa montre et constatant qu’il était près d’une heure du matin, s’exclama: « Joyeux Noël ! ».

Ils partirent s’installer plus confortablement au salon munis chacun d’un cendrier. Au bout d’un quart d’heure, l’ancêtre piqua du nez. Thomas lui retira avec prudence le cigare qu’elle tenait. Cette soirée ne pouvait pas se terminer avec l’arrivée des pompiers. Il se trouvait coincé ici dans une drôle d’histoire de Noël. Il ne pouvait tout de même pas filer en douce comme un bandit. Il sortit prendre l’air et se dégourdir les jambes. Il en profita aussi pour passer deux coups de fil.

Une heure plus tard, la sonnette de la maison tira la vielle de son sommeil. Bringuebalant dans sa mise en route, elle se dirigea au radar vers la porte d’entrée. Un jeune homme brun à catogan, vêtu d’un manteau de soirée, et une femme stylée, ayant dépassé la cinquantaine, lui faisaient face.

- Nous sommes attendus ici, parait-il ? J’ai bien sonné au six de la rue Paul Auster, demanda le jeune homme.
- Anne, ma compagne, ainsi que mon fils Clément, précisa Thomas qui se trouvait derrière la vieille. Allez-vous installer au salon, Madame. Tout le monde va vous y rejoindre dans une minute.

Dans ce petit pavillon de banlieue, se donna alors une prestation musicale privée. Une heure auparavant, deux musiciens de renom avaient pris congés de leurs invités à la fin des soirées respectives où ils se trouvaient. On les avait conviés à venir interpréter en banlieue la sonate « Arpeggione » en La mineur de Schubert. Plus précisément, une adaptation pour piano, violoncelle et vieille dame mélomane. Quelques accords en reniflement majeurs et quelques harmoniques en mouchage discreto caractérisèrent cette interprétation confidentielle.

Ah, les rencontres ! Le sel de la vie. Tout le reste de l’activité humaine c’était du remplissage. Quand on gratte le vernis du misanthrope, on trouve souvent un être exigeant, déçu par la qualité des rapports humains : « Ah, vous autres, hommes faibles et merveilleux qui mettez tant de grâce à vous retirer du jeu ! Il faut qu'une main, posée sur votre épaule, vous pousse vers la vie...». Thomas faisait probablement partie de ces personnages décrits dans les dernières lignes de la pièce de Tennessee Williams.

- Ça, on peut dire que vous m’avez fait chialer tous les trois. Merci et merci encore. Madame et Clément, vous allez prendre en partant ce qui reste du dessert et quelques fruits. Enfin, ce que le Grinch a bien voulu laisser ! Je vais vous emballer en plus deux bonnes bouteilles de vin dans du papier journal. Passez chez moi quand vous voulez. Je sais que vous êtes très pris, mais cela me ferait tellement plaisir. Et vous, le Grinch, pas si grincheux que ça, prenez ce petit cadeau. Cette boule de Noël qui fait de la neige sur le père Noël et son traîneau, c’est pas grand-chose. On me l’avait offerte il y a bien longtemps, mais elle ne me sert plus à rien. Attention, elle est magique. Passez tous de bonnes fêtes."

La vielle les saluait encore de son perron quand le trio démarra. Ils disposaient de deux voitures pour rentrer. Anne était passée prendre Clément pour venir ici. Il avait laissé la sienne à sa femme pour qu’elle puisse rentrer avec les enfants de chez leur grand-mère. Celui-ci monta dans la voiture de son père. Thomas le remercia d’avoir répondu à son étrange requête improvisée pour venir le rejoindre. Tout en roulant, il passa la boule à son fils pour lui demander s’il trouvait quelque chose de spécial à ce bibelot au kitsch flamboyant. Secouant la boule de Noël, Clément lui répondit : « Non, un ramasse-poussière de vieux, c’est tout. »

Avant de se coucher, Thomas ressortit de la poche de son duffle-coat la boule en verre pour l’inspecter lui-même. Il la secoua. Il ne voyait que le reflet de son visage déformé dans la sphère de verre. Mais, au bout de quelques secondes, remontant du fond, les flocons de neige artificielle s'agglomérèrent lentement en composant un texte étrange : « La prochaine fois que vous secouerez cette boule de Noël, vous pourrez y lire la date et l’heure exactes de votre mort. A vous de voir. »







Pierre TOSI - Décembre 2013 -


Note : Merci à Google+ pour l'ajout automatique de cet effet "Twinkle" sur les compositions graphiques.