jeudi 3 juillet 2014

Le bureau d’invalidation des mots d’amours obsolètes (FIN)

A partir d'une photo du jardin de la maison de Monnet à Giverny - Pierre TOSI
Samedi matin, l’Empereur quittait la ville pour la campagne, sans sa femme et le P’tit Prince qu’il laissa seul causer à une fleur comme un naze. Il avait bouchonnisé et étrillonné sa rossimuche qui abordait les premiers carrés de verdure de l’itinéraire les nasilleaux frémissants. La fin du printemps était radieuse. La nature battait déjà son plein qu’Hugo avait fait avant de partir. L’autoradio de la 104 captait péniblement une radio pirate qui diffusait «Le rêve passe» interprété par Adolphe Bérard en mono pur et dur avec crachouillis. Cette station faisait dans l’antiquaillerie.

Hugo avait choisi une tenue passe-partout. Il n’avait aucune idée de l’âge ni du style de la personne qu’il pouvait débusquer, à condition qu’elle n’ait pas trop la bougeotte. Même s’il trouvait porte de bois, cette excursion bucolique pouvait être agréable. Il avait acheté des bonbons parce que les fleurs sont périssables et chiantes à trimballer. Il roulait déjà depuis plus d’une heure hors agglomération quand il s’aperçut qu’il n’avait pas bouclé sa ceinture de chasteté. Hugo avait bien du mal avec les nouvelles réglementations routières. En plus, les limitations de vitesse n’arrêtaient pas de changer. Il n’avait encore jamais vu un seul de ces fameux barbecues électriques branchés sur une voiture de flics embusquée. Alors, il ne se privait pas d’appuyer sur l’amanite phalloïde dans les lignes droites quand l’envie lui en prenait. Il fit une courte halte dans un petit coin de verdure sympatoche pour fournir des nitrates aux premiers coucous. L’effet tactile de la brise printanière sur ses balloches était divin. Quelques moineaux de Manchourie affairés autour d’une bouse sèche s’égaillèrent. C’est sans doute la monstruosité de l’engin qui les a effrayés, se dit-il. Un taon du Bengale zinzinait dans son dos, prêt à faire un piqué sur ses fesses blanches et goûteuses. Il remballa la gaule, et après s’être ruiné les mocassins dans une flaque, regagna son véhicule en frottant ses semelles sur des touffes d’herbe rouge bien drue. En bordure de rivière, deux zigotos arrangés balançaient une fille à moitié-nue ou habillée dans l’eau du Seltz. Cette belle jeunesse savait rire avec finesse. De toute façon, cette fille paraissait particulièrement molle. Hugo se gratta les valseuses par confort avant de démarrer. Une heure plus tard, il entrait dans Brouilly-aux-groseilles.

Ce patelin semblait s’être figé au début du siècle. Hugo gara sa voiture au centre du village pour arpenter les rues à la recherche de la fameuse adresse. Le maire souhaitait probablement attirer les touristes et doper l’économie locale. Il avait fait transformer un ancien hangar agricole en «Musée historique de la locomotion française». Des répliques grandguignolesques du fardier de Cugnot, de l’Éole de Clément Ader, d’un vélocipède taillée à la hache et grossièrement reconstitué, étaient exposées à l’extérieur. Un «Ancien Solex de Brigitte Bardot», le panonceau attaché au guidon en certifiait la provenance et l’authenticité, trônait sur sa béquille à coté d’une Traction Avant Citroën qui aurait véhiculé le Grand Charles pendant la dernière guerre. Probablement un ancien poulailler remis en état, se dit Hugo. Ce miteux inventaire à la Prévert était complété par un étonnant « Nautilus de Jules Verne » en balsa. Où les concepteurs s’étaient-ils procuré les plans? Plus loin, sur l’église, une plaque indiquait que Jeanne d’Arc s’y était recueillie en chemin pour la cour de Charles VII, indication qui laissa Hugo sans voix, contrairement à la Pucelle de Domrémy.  L’édifice était d’une architecture fortement postérieure. Jeanne on n’a jamais su. Etrange apparition à son chevet – de l’église - une monstruosité rococo en ciment reconstituait la grotte de Massabielle au 1/7ème. Pour Hugo, le summum de cette foire pas vraiment attractive, ce fut la découverte sur son trajet de «La maison de Landru reconstituée avec sa chaudière en fonction»! S’il croisait l’édile municipal, il lui proposerait de baptiser les urinoirs publics de la Place de l’Ancien Marché «Vespasienne authentique où le pétomane s’exerçait à son art». Le maire n’engageait pas résolument vers la modernité ses concitoyens. Cette compilation ubuesque d’incongruités mécaniques risquait plutôt de les propulser vers la néo-peuplade pouvant faire saliver un ethnologue.


Hugo avait en fait effectué une boucle. La maison située à l’adresse qu’il cherchait se trouvait en face du «Musée historique de la locomotion française». C’était une jolie petite maison fleurie. Il actionna à plusieurs reprises la cloche qui se trouvait à droite de la porte d’entrée. Une femme finit par lui ouvrir. Rien ne clochait quant à ses prévisions. Pour Hugo, elle avait plus de quatre-vingts ans et moins de quatre-vingt-un, pour montrer l’accord du «vingt». Il se présenta sans attendre, car personne ne traînait derrière lui.

- Ah ! c’est gentil d’être venu si rapidement me voir. Entrez, je vais vous préparer du thé. Vous aimez le thé à la Bergamote? J’ai des madeleines de Liverdun. Je les préfère nettement à celles de Commercy. On va se régaler.
- C’est parfait et en plus Idéal pour partir vers le monde du souvenir.

La femme sourit aimablement à son allusion littéraire. Elle avait un regard pétillant d’intelligence. Elle pria aussitôt Hugo de passer côté jardin. L’allée centrale de ce dernier était bordée de capucines. Sous des cerisiers et des abricotiers du Japon, des massifs de narcisses, de pavots d’Orient et de pivoines rivalisaient en splendeur. En cette saison, les bractées d’iris aux teintes variées remportaient le concours avec leurs cymes hélicoïdes étalant pour certaines leurs trois pétales veloutés. Hugo profitait du spectacle assis sur un banc pendant que la vieille dame s’affairait en cuisine à la préparation d’un five o’clock avant l’heure. Dès qu’il la vit sortir, Hugo se précipita à sa rencontre pour la débarrasser du lourd plateau qu’elle transportait et l’installer sur une table de jardin en fer forgé aux motifs floraux qu’entouraient quatre chaises assorties.

- Le bric-à-brac patrimonial du village ne vous a pas trop décontenancé ?
- Pour être franc, je suis encore un peu sous le choc !
- Notre maire est atteint de gâtisme. Je me suis gendarmée contre ses projets afin qu’il laisse notre commune à sa quiétude d’antan. Rien n’y a fait. 
- Votre jardin est splendide. Je suis sous le charme, bien que nous soyons attablés, je pense, sous un mirabellier. 
- Oui, c’est exact. Merci beaucoup d’apprécier mes plantations et d’y voir des charmes. L’entretien de ce jardin est pour moi un passe-temps qui contribue à mon équilibre. Cher Monsieur, je dois tout d’abord vous présenter mes excuses. Je vous ai fait venir chez moi en utilisant un stratagème condamnable. L’histoire que je vais vous narrer vous fera mieux comprendre mes motivations. Un ami mien - j’aurai l’occasion de vous le présenter dans une heure environ car  il m’a prévenu de sa visite par télégramme – savait que vous alliez venir ici aujourd’hui. J’ai mes agents de renseignements, lui glissa-t-elle avec roublardise. C’est lui qui m’a incité à prendre contact avec vous par l’intermédiaire de l’organisme où vous vous êtes rendu récemment. Je comprends votre surprise, mais je lui laisserai le soin de vous expliquer tout et de vous confier le fruit de ses recherches. Il déteste qu’on amoindrisse les effets de ses révélations fracassantes. Je suis veuve depuis soixante ans. Mon mari est mort alors que j’étais enceinte de notre fille. Au début du mois d’août 1918, il fit partie des troupes engagées dans la bataille de Montdidier. La première avancée alliée victorieuse de ce qu’on appellerait plus tard « L’offensive des Cent-Jours ». Il est mort au cours de cette bataille. Le courrier de guerre des poilus avait une importance capitale pour soutenir le moral des troupes. L’armée veillait à son acheminement, même au milieu des combats. Mon mari m’écrivait pratiquement tous les jours quand un calme relatif régnait dans son secteur. Je vous ferai lire sa dernière lettre. Je n’ai aimé qu’un seul homme dans ma vie, et suis toujours restée fidèle à son souvenir. Je sais, cela peut paraître fou ou maladif aux gens de votre génération. Mais les souvenirs des temps heureux ont continués à alimenter ma vie. Elle n’a jamais eu une odeur de cimetière ou des allures de commémorations morbides. Notre amour a été mon réconfort pendant ces soixante ans. Ma fille, jusqu’à son décès accidentel, a été également pour moi une source de joies immenses. J’ai su, Monsieur, que vous l’avez aimée. Quelques heures dans une vie peuvent marquer à jamais. C’est moi qui ai renvoyé votre lettre quelques semaines après que sa mort soit considérée comme certaine quand des débris de son avion ont été retrouvés par des pécheurs sénégalais au large de Dakar. Elle avait eu le temps de me parler de vous le matin même de son départ alors que je l’accompagnais à l’aérodrome. J’ai compris l’amour intense qu’elle vous portait déjà.
- Mais, Michèle, votre fille Michèle, c’est bien de Michèle Roussel dont vous parlez ? La jeune femme que j’ai connue ne portait pas votre nom !
Morgan est un nom de scène. J’ai été durant dix ans une chanteuse en vogue qui a connu sa petite heure de gloire au début des années vingt. Il fallait bien que je fasse bouillir la marmite. La valse brune, l’océan, j’ai tant pleuré pour toi, le rêve passe, étaient à mon répertoire. Mais ces airs vieillots aux textes mélodramatiques, interprétés par des chanteurs à voix maniérés et aux allures compassées sont tombés dans le monde de l’oubli depuis bien longtemps, devenus risibles. N’est-ce-pas ?

Hugo sourit intérieurement à l’évocation d’un des titres qu’elle venait de citer.

- Vous êtes bien alors la mère de Michèle! Mais pourquoi prenez vous contact avec moi en usant d’un pareil stratagème? Trente ans après sa disparition tragique en 1948 ?
- J’avais toujours cru que la fin de la lettre dont je viens de vous parler avait été censurée par les services de l’armée pour des raisons stratégiques. Mon ami a découvert récemment qu’il n’en était rien. Monsieur, je voudrais vous demander un grand service qui pourrait être source pour moi d’un réconfort immense. 
- Il consisterait en quoi, Madame ?
- Je dois d’abord vous signaler que je me suis intéressée dans ma jeunesse aux travaux du Professeur de Neurologie Hippolyte Bernheim de l’École de Nancy. On l’appellera plutôt par la suite l’École de la suggestion pour ne pas confondre avec le mouvement du même nom, fer de lance de l'Art nouveau. J’ai dévoré ses ouvrages sur l’hypnose, tout comme Freud au début de sa carrière. Il lui a rendu visite à Nancy. J’ai obtenu, à la Faculté de cette même ville, plusieurs diplômes attestant de mes capacités dans ce domaine. Je souhaiterais que vous vous prêtiez à une de mes séances. Vous pourriez dans cet état de conscience modifié me communiquer un renseignement précieux. Cela peut vous paraître étrange, mais je vous fournirai une explication. 
- Je m’y prêterai volontiers, si vous m’en dites un peu plus, effectivement...

Le soir commençait à tomber. Un homme vêtu de noir de la tête au pied fit une entrée fracassante par la porte du jardin. Il portait un chapeau au large rebord et une cape sur les épaules. Après avoir salué cérémonieusement Madame Morgan, il se précipita vers Hugo pour lui serrer la main avec une vigueur difficilement supportable, même pour un érotomane, et, avec emphase, se présenta lui-même, en personne.

JUDEX
- Durex, le Justicier, masqué à l’occasion. Défenseur infatigable de la veuve et de l’orpheline. En tout bien tout honneur, cela va sans dire. Je pourchasse les suborneurs ignobles, les créatures immondes qui font le mal dans l’ombre, abusent des faibles et pillent les pauvres des seuls biens qu’ils possèdent. J’ai découvert il y a quelques mois les agissements maudits d’une organisation secrète qui, sous couvert de contrôler la validité des mots d’amour, cherche en fait à s’emparer de tous ceux qui sont encore vivants et chers dans les pensées de leurs victimes. Ces malversations abominables ont pour but de les thésauriser pour les revendre ensuite avec un profit colossal et inique à des êtres de bas-étages au cœur de pierre et au cerveau malade incapable d’en prononcer un seul qui puisse paraître sincère.
- Certains de ces mots d’amour, ajouta Marguerite Roussel, alias Morgan, ont des propriétés magiques. Ils attendent un passeur qui peut les transmettre à d’autres oralement, par écrit, ou même, plus extraordinairement encore, à distance par la pensée. On peut aimer quelqu’un qu’on ne connaît pas. Ces passeurs ont eu un jour la capacité d’aimer de la manière la plus sincère qui soit. Je pense, Monsieur, que vous êtes sans le savoir un de ces messagers, que vous avez en dépôt des mots d’amour qui me sont destinés. Mon mari les a transmis à distance à sa fille juste avant de mourir. Il est possible qu’elle vous les ait transmis de la même manière avant de mourir ou durant les heures intenses que vous avez passées avec elle. Les mots d’amour portent les espoirs de ceux qui les formulent. Certains sont intemporels. Parfois, ils flottent dans l’air tout en attendant celui ou celle qui saura à son tour les transmettre.

Durex, un peu frustré de ces explications dont il se sentait un peu spolié, reprit aussitôt la parole.

BELLE ÉPOQUE
- Avant de vous laisser en tête-à-tête avec Madame, je vous prie de m’accompagner pour m’aider dans ma dernière mission. Celle-ci peut vous convaincre de la véracité des secrets que nous allons vous confier. Au fait, Monsieur, je ne connais que votre prénom.
- Hugo Rouletabille, ancien reporter au journal l’Époque. 
- Parfait, la Presse peut nous être d’un renfort non négligeable pour faire éclater au grand jour pareil scandale et clamer haut et fort au Monde entier que nous avons fait mettre sous les verrous des gredins de la pire espèce. Suivez-moi tapis dans l’ombre, nous allons en catimini surprendre Morbax le cerveau valétudinaire de cette organisation diabolique. Les têtes tomberont ensuite une à une après les confessions que la maréchaussée ne manquera pas de lui soutirer à grands coups de bottins téléphoniques.

Durex, rasant les murs, le mena discrètement en direction du « Musée historique de la locomotion française ». S’étant caché quelques secondes derrière la traction avant, souple et discret comme un félin, il bondit en direction du Nautilus brandissant une pétoire monstrueuse qu’il cachait sous sa cape. Il se mit alors à hurler :

- Sors de là, infâme Morbax, tu es fait comme un rat ! Sors derechef ou je t’occis sur le champ. Sors de ta cache, misérable ! Sûr de son fait, Durex glissa à l’oreille d’Hugo quelques explications non négligeables pour tout le monde. Ce reptile immonde utilisait le périscope de l’engin pour guetter les allées et venues de Madame Morgan ainsi que les visites qu’elle recevait.

- Ce félon vous a suivi aujourd’hui dès qu’on l’a averti que vous partiez pour Brouilly-aux-groseilles. Il est tombé dans le guet-apens que je viens de lui tendre.

DUREX, à gauche, je le reconnais!
Durex, le Justicier Masqué, se masqua pour répondre à sa légende. Hugo, stuporeux, vit sortir, les mains en l’air et vêtu d’un fuseau moule-couilles proche de celui des frères Jacques, le directeur du « Bureau d’invalidation des mots d’amours obsolètes ». Durex le saucissonna promptement après l’avoir bâillonné avec un bas-résille et lui avoir ligoté les mains dans le dos avec un porte-jarretelles. Normalement, il ne pouvait plus s’enfuir, car il n’avait jamais suivi les cours de Robert Woïlawz-du-Houdin.

- Rouletabille, vous pouvez filer, mais évitez le mauvais coton, Ah ! Ah ! Ah ! Je me charge du reste maintenant.

Hugo, qui était resté tout ce temps les bras ballants (si !), ne comprit pas très bien en quoi sa présence avait aidé à la capture de Morbax. Il ne se posa pas plus longtemps la question et fila rejoindre, en évitant le mauvais coton, Marguerite Morgan pour servir de cobaye à la séance d’hypnose qui semblait tant lui tenir à cœur.

La veuve Roussel apprit encore à Hugo que le père de Morbax avait travaillé pour les services de la censure du courrier militaire. Détestant certains mots d’amour, il avait censuré la fin de la lettre qu’elle allait lui faire lire. Des mots d’amour donc qu’elle n’avait jamais reçus. Morbax avait récupéré tous ceux volés par son père. Il les cachait dans un coffre blindé. Par mégarde, en ayant sorti quelques uns un soir pour les compter, ceux de cette lettre s’étaient envolés. Il cherchait depuis des années à les récupérer par tous les moyens.
Madame Morgan remit alors à Hugo le fameux document. Hugo se mit alors à le parcourir. La lettre était datée du 8 août 1918 :

Ma bien chérie,

Dis-moi que notre enfant vivra, il me tarde de savoir. C’est si frêle, ces pauvres petits. Il faut si peu. De quelle couleur sont ses yeux ? Comment sont ses menottes ?
Sera-t-elle jolie ? Que je voudrais qu’elle te ressemble. Hélas, je ne pourrai pas la voir toute petite. Je l’aime, vois-tu, je l’aime autant que je t’aime. Dis-moi, fais moi dire beaucoup de choses d’elle. Pleure-t-elle beaucoup ? Toi, tu souffres, chérie ? As-tu pu rédiger le télégramme toi-même ; non, sans doute on l’a signé pour toi pour me rassurer. Mais pourquoi cela irait-il ? N’avons-nous pas assez d’épreuves sans cela ? Tout va bien, n’est-ce-pas ?
Dès que tu pourras m’écrire, tu le feras longuement. Où serai-je alors ? Quelque part sur le front ; il y a loin de la Suisse à la mer du Nord. Chacun n’est qu’un atome. Mais si tout va bien, je vivrai, j’ai confiance. Je garde toujours mon sang-froid ; nous serons bien heureux, va, plus tard, dans quelques mois, nous en achetons bien le droit. Je n’ai pas vu notre enfant, je veux le voir, et j’ai l’intime conviction que je le verrai. Il le faut bien, n’est-ce-pas ?
Garde mes lettres, si je ne revenais pas, elle pourra les lire plus tard, elle saura que son papa l’a bien aimée.
Fais que notre enfant soit digne de toi et de ses grands-parents : elle n’aura pas à rougir de son nom, dis-lui bien que si j’ai pu tirer dans ces affreux moments c’était par nécessité mais que je n’ai jamais sacrifié une vie inutilement, que je réprouve ces meurtres collectifs, que je les considère comme pires que des assassinats, que je n’ai haï que ceux qui les ont voulus.
Enseigne-lui à être bonne et simple. Au fur et à mesure qu’elle grandira et pourra te comprendre, instruis-la en tout, ne crains pas de lui parler des laideurs de la vie, qu’elle ne soit pas désarmée et qu’elle ne fasse souffrir personne. Ne tolère jamais chez elle la médisance. Je voudrais qu’elle puisse faire de la musique et des langues étrangères, sans cela on n’est que des êtres incomplets. Mais pourquoi te dire tout cela, tu le sais aussi bien que moi et puis nous serons bien là tous les deux. En attendant mon retour, aime-là beaucoup, doublement pour toi et pour moi et fais-moi vite savoir son nom. J’aimerais bien une Lucienne, Yvonne, Marguerite… que sais-je, ou bien donne-lui un prénom anglais, il y en a de gentils. Mais c’est déjà fait, je l’aime sous n’importe quel nom. Il me tarde de le savoir, c’est tout. 
Toi seule (…) »*

- Cette lettre, Madame, est magnifique. 
- J’en suis convaincue. Parfait, installez-vous maintenant confortablement dans ce fauteuil du salon. Je vais baisser les lumières. Vous fixerez attentivement le petit miroir que je tiens dans ma main : « Vous êtes bien… tranquille… vous respirez profondément, tranquillement… tous vos muscles se détendent… vos paupières sont lourdes… vous les fermez… vous sentez une agréable sensation de lourdeur vous envahir… vous êtes merveilleusement bien… vous glissez lentement, irrésistiblement dans un sommeil réparateur… »

L'Aéromédon Populaire
Hugo se réveilla au bout d’une éternité, lui semblait-il. Il était seul dans le salon. Il entendait un bruit sourd et répété qui venait du sous-sol. Il se leva péniblement, pas encore entièrement sorti de son état d’hypnose.

Pénétrant dans la chaufferie, il découvrit Durex bâillonné et attaché à la chaudière de Dietrich-Pahopokeer. Il tentait désespérément de s’extraire de ses liens. Hugo le libéra. Frottant ses poignets endoloris, il vitupéra.

- Sacrebleu, nous nous sommes fait berner comme de la bleusaille!

Un coutelas enfoncé profondément à l'arrière de la porte du local fixait un message manuscrit sur lequel Hugo put lire à la lumière de son Zippo : 

« Morbax et Irène Adler, alias Lady Morgan, vous saluent bien bas. Merci de nous avoir permis de récupérer les mots d’amour que nous recherchions depuis tant d’années. Niark! Niark! Niark!
Un kouglof à l’andouille du Val d'Ajol vous attend dans la cuisine. » 

- Rouletabille, nous devons partir sur les traces de ces forbans pour savoir ce qu'ils ont fait de la vraie veuve Roussel. Nous allons lui retrouver ses mots d'amour volés. Je pense que le kouglof à l'andouille du Val d'Ajol est un indice précieux que ces rats nous ont laissé pour nous narguer. Montons rapidement à la cuisine, ces misérables comprendront assez vite que la vengeance est un plat qui se mange tiède.

Pierre TOSI - JUIN 2014 -



A suivre... allez savoir... dans une autre nouvelle ? 

" Merci à ma correctrice avec laquelle une discussion pointue s'est engagée concernant les fins alternatives possibles."

*Marin G. à sa femme Marguerite, le 14 décembre 1914.
D’origine auvergnate, Marin G. était instituteur avant la guerre. Il y fut blessé et gazé et mourut huit ans après la guerre, en 1926. Sa femme Marguerite venait de donner naissance à leur fille Lucile lorsqu’il lui écrivit cette lettre.