mercredi 29 novembre 2006

Le test Fellinien



J
e ne sais pas si vous avez déjà remarqué: sur un étalage qui vous propose des objets clones, vous ne choisissez l’un d’entre eux qu'après une indécision plus ou moins longue. Le réel motif du choix est assez obscure. L’esprit humain aime les hit-parades et autres Top 10.

Le cinéma n'échappe pas, lui aussi, à ce genre de classements. On touve par exemple les 100 meilleurs films du cinéma selon Times Magazine. Et c’est alors: «Mais pourquoi n’ont-ils pas mis celui-là, ces nuls ! »

Faire des choix, c'est le lot de notre rude existence. Ainsi, le chef d’œuvre manquant à la liste a du passer sous les fourches caudines d'une sélection drastique. Pour ma part, je me suis prêté à une classification tout aussi manichéenne. Comme d’aucuns divisent la race humaine en deux lots, ceux qui aiment les chats et ceux qui aiment les chiens, pour le cinéma, j’ai établi un critère dualiste affiné au fil du temps. Le ceux qui aiment ou n’aiment pas le cinéma d’auteur italien est devenu encore plus ciblé: ceux qui aiment ou n’aiment pas les films de Fellini.

Pourquoi Fellini direz-vous? Luchino Visconti, Ettore Scola, Vittorio De Sica, Michelangelo Antonioni, Nanno Moretti - pour ne citer qu’eux - à la trappe alors? Non, bien entendu. Pour moi, en fait, le maestro offre un critère plus pointu. On ne peut pas réellement détester les autres. J’ai constaté par contre, à l’usage, que bon nombre de personnes n’aimaient pas les films de Fellini et ceci de manière souvent épidermique. Débats vains à la clef. Ne parvenant pas à trouver Otto e Mezzo (8 et demi) en V.O sous titré en français, je m’étais récemment lancé dans une traduction homérique pour créer mes propres sous-titres. Malheur m’en prit ! Les dialogues vifs et copieux m'empéchaient de me concentrer sur le jeu des acteurs car je vérifiais sans cesse la qualité de ma traduction et la bonne synchronisation des textes.

Quand Sergio Leone s’est lancé dans l'acte transgressif qui consistait à renouveler le genre du Western, la meute des aficionados s’empressa de crier au scandale pour se calmer un peu devant le succès remporté par les Westerns spaghetti. Les ricains plièrent les gaules une bonne décennie avant d’entreprendre avec leur pragmatisme coutumier d’en utiliser quelques ficelles dans les leurs. Quand dans les années cinquante, Fellini déboula sur la Croisette avec sa «Dolce Vita», la critique s'en empara tout aussi vivement. Il donnait cependant naissance à un nouveau genre de cinéma quittant le néoréalisme italien qu’il adorait. Il a travaillé de nombreuses années avec De Sica, le maître du genre et citait fréquemment dans ses films favoris son célébrissime "Ladri di biciclette" , deux pluriels dans le titre original contre deux singuliers pour le titre français.

Bon, on peut en discuter, moi je mets "Huit et Demi" dans mon Top 10. Dans ce film d’une veine un peu moins baroque que les suivants, grouillant d’acteurs parfaits, Fellini maitrise de bout en bout le sujet de la création artistique appliqué au cinéma, ses affres et plus particulièrement la panne d’inspiration. Ce monument à la gloire du cinéma propose en plus dans son épilogue une leçon de vie. Marcello Mastroianni y tient un de ses plus grands rôles. Les rapports de l’auteur avec la totipotente religion catholique, l’univers du cinéma italien de l’époque, les difficultés d’un créateur à échapper aux critiques des proches trop impliqués dans les personnages à l’écran, la gestion périlleuse des acteurs, tout y est. Mais avant tout et pour mon plus grand bonheur, l’humour et le détachement qui sied à celui qui a compris que la vie est un jeu auquel il faut s'adonner sans retenue de peur de se confronter au triste constat:

« La vie est un bien perdu, pour celui qui n'a pas vécu comme il l'aurait voulu. »
Mihai Eminescu


Mihai Eminescu, poète roumain


Vous n’aimez pas Fellini? L’auteur vous choque par ses outrances? Vous ne vous reconnaissez dans aucun des personnages de ses films? Vous détestez le cirque des passions humaines? Bravo, vous collez au réel, les deux pieds sur terre. Vous devez être un fan de Derrick…

Annexe:


Federico Fellini (Rimini 1920 - Rome 1993) : Cinéaste considéré comme le plus onirique des réalisateurs italiens. "Ma génération a connu une enfance pleine d'interdits, d'obligations, de tabous... Ainsi, la curiosité et la fascination de l'inconnu étaient intactes. Nous avions le sens du merveilleux". D'une nature rêveuse et imaginative, il mène très jeune une vie mouvementée et vagabonde, dont sa carrière artistique conservera les traces, et qu'il aura soin d'étoffer rétrospectivement pour magnifier son mythe : "J'ai toujours eu une propension naturelle à m'inventer  une jeunesse, un rapport à la famille, aux femmes et à la vie". Caricaturiste, journaliste, il travaille aussi comme assistant dans une troupe itinérante pour finalement travailler comme scénariste aux côtés de Roberto Rossellini pour Paisà, Rome ville ouverte, L'Amore et Europe 51. Il travaillera aussi à l'élaboration de scénarii pour Pietro Gremi et Alberto Lattuada, avec qui il signe en coréalisation son premier film, Les feux du music-hall (1950). C'est en 1952 qu'il réalise seul Courrier du cœur.

Dès lors apparaissent ses deux qualités fondamentales : sa capacité de créer l'invraisemblable par le langage de l'image et du montage, et, surtout, celle de fixer des types. Il a déjà le don de camper des personnages à l'aide de petits détails physiques ou des tics verbaux qui leur donnent, comme par magie, une épaisseur humaine et un passé dont le spectateur devient rapidement complice. Éloge de l'affabulation, apologie du phantasme : les miroirs tendus par les films de Fellini ne réfléchissent pas autre chose. "Feindre, toujours feindre !... Il faut que tout soit factice, mais crédible ! J'exerce un métier qui me démontre en permanence que je suis un magicien."

Sa rencontre avec Giulietta Masina, en 1943, lui inspire deux poèmes d'amour : La Strada (1954) et Les nuits de Cabiria (1957). Puis, c'est le succès provoquant et inquiétant de La dolce vita (1960), peinture acide et désespérée d'une minorité romaine oisive, où le personnage lucide et suicidaire du journaliste, joué par Alain Cuny semble incarner Fellini lui-même. Cette œuvre annonce Huit et demi (1963), le huitième de ses films, qui est aussi celui où le cinéaste remet en question son propre art. Puis c'est Juliette des esprits (1965), film onirique qui termine tout un cheminement initiatique très intime.

En 1969, Fellini propose l'éblouissante adaptation du Satyricon de Pétrone, travail où il réussit à s'éloigner de ses propres préoccupations tout en restant très original. Les clowns (1970), inaugure une série d'œuvres qu'on pourrait qualifier de pur divertissement cinématographique. L'auteur, maîtrisant parfaitement ses propres désirs, nous emporte dans ses souvenirs du cirque, de la ville (Fellini Roma, 1972), de l'enfance (Amarcord, 1973), des mythes (Casanova, 1976). Puis c'est la rupture de ton, avec cette fable aux allures brechtiennes et prémonitoires qu'est Répétition d'orchestre (1978), où Fellini porte aux sommets de leur talent ses plus fidèles collaborateurs, le musicien Nino Rotta et le monteur Ruggero Mastroianni.

Ses derniers films - La cité des femmes (1979), Et vogue le navire (1983), Ginger et Fred (1986), Intervista (1987) et La voce della luna (1990) - témoignent d'un pessimisme croissant. Il n'y a plus d'issue, tout se résout dans la mort ( Et vogue le navire est vraiment l'évocation de la fin d'un monde, quoique sans la fureur du Satyricon), ou dans la dérision, comme dans Ginger et Fred, où un couple d'artistes vieillissant est réuni pour les besoins d'une émission télévisée. Ginger y est interprétée par Guilietta Masina, l'épouse du cinéaste, qui s'éteindra quelques mois après son mari.

Fellini et Simenon :

L'affiche est superbe : Simenon, Fellini. Deux grands parmi les grands. Le contenu plutôt maigre : une quarantaine de lettres. Quarante lettres en trente ans, dont plusieurs ne sont que des billets, est-ce une correspondance ? Oui, c'en est une, et l'histoire qu'elle raconte est étonnante. Leurs chemins se croisent à Cannes, en 1960. Federico Fellini présente La Dolce Vita, qui vient de faire scandale en Italie. Georges Simenon, président du jury, réussit à le faire couronner, malgré les pressions des grands producteurs, et au plus grand déplaisir de toute la cinéphilie française, qui déteste l'auteur de La Strada. De retour à Lausanne, Simenon invite Fellini à venir passer quelques jours chez lui. À l'admiration s'ajoute une vraie sympathie, presque une complicité. Il voit en Fellini un créateur méprisé par les intellectuels, comme ce fut - et c'est toujours - son cas.

Rien apparemment de plus dissemblable que les œuvres de Federico Fellini et de Georges Simenon, rien apparemment de plus opposé que ces deux hommes, et pourtant une correspondance de 20 ans les lient. Elle commence en 1969, à la sortie de "Satyricon", lorsque Fellini, au cours d'une interview, fait l'éloge de Simenon et établit un lien entre l'écriture de ses romans et l'élaboration de ses propres films. En écho à cette interview où Fellini avoue son admiration pour l'écrivain, Georges Simenon répond : "Je retrouvais mes idées tant en ce qui concerne la création en art que les diverses attitudes devant les problèmes de la vie". Les deux hommes se sentent comme deux frères retrouvant chez l'autre son propre reflet, fait d'angoisses et d'exaltations. Georges Simenon rassure comme un "frère aîné" un Fellini insomniaque qui doute et crée les chefs-d'œuvre que sont Casanova et La cité des femmes.

Pour le cinéaste italien, Simenon est cette canne qui lui ouvre la voie contre ses aveuglements. C'est à la suite d'un rêve mettant en scène un Simenon qui "peint son nouveau roman" que Fellini trouve la force d'achever Casanova. Simenon lui écrit alors pour le conforter dans cette idée et lui dire son admiration de toujours. Dès lors, leurs échanges tournent autour du geste de la création. Si différents, si proches, ils ont échangés leurs angoisses et leurs espoirs, leurs passions et leurs dégoûts. Sans presque jamais se rencontrer. On ne doit pourtant à cette complicité exceptionnelle, à cette intelligence qui traverse les frontières des nations et des arts aucune œuvre commune. Simenon n'a pas écrit pour Fellini. Fellini n'a pas porté Simenon à l'écran. En vingt ans d'échanges épistolaires ininterrompus, ils n'ont même pas envisagé de travailler ensemble.

Si d'évidence, tout les opposait dans le style (autant celui du cinéaste était démesuré et baroque, autant celui du romancier était austère et minimaliste), tout les rapprochait dans l'esprit. Car ils avaient en commun l'égoïsme des grands créateurs, une faculté au labeur proprement titanesque ("Je me sens plus vivant quand je travaille" avoue Fellini, pourrait dire Simenon), la haine des sociétés modernes, la passion névrotique des femmes, la nostalgie de l'état d'enfance, et une propension récurrente à la dépression. La correspondance de Federico Fellini et Georges Simenon entre 1969 et 1989 plonge le lecteur dans les subtilités et les affres de la création. Les deux artistes partagent la même admiration pour Carl-Gustav Jung, attachant beaucoup d'importance au rôle du subconscient dans la création. "Tous les deux, écrit Simenon en 1976, nous sommes restés et j'espère que nous resterons jusqu'au bout de grands enfants obéissant à des impulsions intérieures et souvent inexplicables, plutôt qu'à des règles qui n'ont pas plus de signification pour moi que pour vous".

Quand un géant rencontre un autre géant, qu'est-ce qu'ils se racontent ? Des histoires de géants. Et de quoi parlent-elles, ces histoires de géants que s'écrivent Federico Fellini et Georges Simenon ? Des mystères et des difficultés de la création, de l'enfance et du cirque, avec pudeur et effusion. "Je m'aperçois que je m'étais endormi dans un grand jardin humide de rosée, avec de grandes plantes chargées de feuilles d'un vert intense. Là-bas, au centre d'une pelouse, il y a une construction en forme de tour. C'est de là que vient le cliquetis de la machine à écrire. Je m'approche, et maintenant on n'entend plus aucun bruit. En me dressant sur la pointe des pieds, je lorgne par une fenêtre circulaire et je vois une chambre blanchie à la chaux, comme une cellule. Il y a un homme, un moine en train de faire quelque chose que je n'arrive pas à voir parce qu'il me tourne le dos. Il est assis, et à ses pieds, par terre, il y a une dizaine d'enfants, des petits garçons et des petites filles très sympathiques, qui rient, plaisantent, qui touchent ses sandales, le cordon de sa bure. A la fin, l'homme se retourne : c'est Simenon."

"Cela a été une grosse émotion pour moi de recevoir votre lettre. J'ai espéré un moment vous rencontrer en Suisse, mais je comprends très bien vos réactions et votre fuite. Tout ce que vous me dites me touche profondément, car malgré mes soixante-treize ans et demi, je me considère encore, et je me sens, comme un gamin. Vous êtes probablement la personne au monde avec laquelle je me sens les liens les plus étroits dans le domaine de la création. J'ai essayé de le dire maladroitement dans une préface, je voudrais que vous sentiez combien je me sens proche de vous, non seulement comme artiste, si je puis employer ce mot que je n'aime pas, mais comme homme et comme créateur."

Dans le livre de Georges Simenon, "Quand j'étais vieux", Federico Fellini, qui a du mal à passer le cap des soixante ans, cherche des conseils, des avertissements et de "réconfortantes et très tendres coïncidences d'effrois". L'écrivain lui répond qu'il a écrit ce journal intime lorsqu'il avait son âge et qu'il s'est "rendu compte par la suite" qu'il commençait "à rajeunir". Le sage est toujours là pour aider son ami et le pousser vers l'avant. Après la mort de Simenon en 1989, Federico Fellini ne cessa jamais de penser à ce frère disparu. Lorsqu'il s'éteint en 1993, ses derniers mots sont pour lui: "Giacomina, as-tu fini le travail sur Simenon ?"



Septembre 2006

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