samedi 6 juillet 2013

Desperado


« Vivre un désir sans suivre une loi, c'est mourir. Sans le barrage des lois, notre désir se perd dans les sables et meurt. » - Françoise DOLTO.

« La joie de satisfaire un instinct resté sauvage, non domestiqué par le Moi, est incomparablement plus intense que celle d'assouvir un instinct dompté. »  - Sigmund FREUD.

Cette nuit de février avait été particulièrement glaciale au cœur du désert Mojave. Le vent avait hurlé continûment au travers des rues poussiéreuses de cette cité fantôme. Un vestige peu glorieux mais édifiant de ce qu'avait su bâtir la horde des "forty-niners". La porte de la cabane en ruine qui avait servi de refuge à Hugo avait claqué des heures sous les coups d’épaule d’une Gorgone en furie. L’aube blafarde glissait désormais son mufle tiède au travers d’une vitre brisée pour humer l'intrus. Engoncé dans une couverture de voyage aux couleurs pisseuses, Hugo ouvrit un œil, tiré de son sommeil par une haleine tiède. Un mal de dos lui taraudait l'échine. Un crabe lui vrillait le ventre. Le crabe de la faim, ou celui de la peur?

Deux jours qu'il n'avait rien avalé. Des semaines qu'il avait la Camarde à ses trousses. A petits coups de lime sournois, au fil des jours, il avait fini par émousser les tenailles du second crustacé. Mais le cri de la faim, aucun tour de passe-passe mental ne sait l'étouffer. Le désir perdure à la jouissance. Le besoin assouvi ne disparaît qu’un temps. Notre homme n'avait jamais fait le distinguo entre ces deux appels. Il s’enivrait d'utopies libertaires, pensait pouvoir s’affranchir de toutes les règles. Il ne croyait pas en la Destinée. Le Grand Livre où tout était écrit à l'avance, pour lui, c'était l'arme secrète des grands manipulateurs qui comptent sur la résignation des hommes pour mieux les asservir. Quand il entendait Morale, il sortait son revolver. En sus, ce champion du libre arbitre méprisait la notion de projet de vie exemplaire. La soif de renommée était à ses yeux une vanité imbécile. Le granit des temples ou celui des statues des grands hommes finissait tôt ou tard par crouler. Le sable est la poussière de cette roche arrogante. Hugo aimait se gorger de festins dionysiaques, chevaucher la tornade, battre la lande giflé par la tempête, le cœur gonflé de hargne et le ventre avide. Sa course échevelée, il pensait la ponctuer de rapts prométhéens. Il laissait derrière lui des brasiers aux escarbilles vrombissantes dans lesquels se tordaient les interdits. Il brûlait sa vie en grands excès boulimiques. Comme un coureur maniaque abasourdit l'angoisse par la mortification physique, comme on atténue la morsure d’une brûlure à la main en la secouant vivement, Hugo courait sans trêve. Il ne se sentait réellement vivre qu'en multipliant les conduites à risque qui lui donnaient l'illusion de narguer la mort, d'imposer l'heure de la rencontre.

Hugo, après s’être levé, massa vigoureusement ses reins et son cou douloureux. Il fit quelques pas sur le plancher grinçant de la bicoque, histoire de se dégourdir les jambes, puis passa la tête dans l'embrasure de la porte branlante de sa chambre de motel spartiate. Les premiers rayons du soleil traçaient un liseré d'or pâle sur la ligne de crête des Monts de la Providence. En contrebas, le désert exhalait ses premières vapeurs irisées. Cette zone aride de Kelzo, où une bonne partie de l'année un soleil torride embrase les dunes, était un univers extrême. En ce tout début de matinée d'hiver, le froid était encore mordant dans le Haut Désert, mais la température allait monter rapidement avec la course du soleil. Rien à l'horizon sous tous les azimuts. Hugo se dirigea vers un petit appentis de la cabane sous lequel il avait caché son chopper. Il prit le Berreta qu’il portait à la ceinture pour le glisser dans une des fontes de son engin. Quelques miles plus au Nord, un tronçon désarticulé de la Route 66 s'enfonçait peu à peu dans les sables, symbole d'une époque moribonde. Il évitait les itinéraires fréquentés depuis plusieurs semaines. La police du comté était en alerte. Elle ne lui ferait pas de cadeau. Il avait buté le shérif de Mojave au décours d'un braquage mouvementé. Pas de quartier pour un type qui s'attaque d’un coup à deux piliers de la société américaine, le fric et la loi.
Le rêve américain est un rêve policé induit par le dollar hallucinogène. Le siècle précédant, la ruée vers le royaume de Calafia, la reine des amazones noires aux bras d'or, avait drainé sur ces flancs rocheux tout ce que l'Amérique comptait d'aventuriers et de gibiers de potence. La horde avait dépecé le paysage, raclé les rivières, massacré ceux qui tentaient de défendre leurs terres. La soif de l’or éteinte, une décennie plus tard, la marée noire de la cité des Anges, base de repli de nombreux auteurs du saccage, commença à déployer des pseudopodes gluants d'huile et d'asphalte jusqu'en périphérie des terres sacrées indiennes. Pleurant le passé, les sables des « Kelzo Dunes » faisaient entendre certains soirs un chant funèbre. Les esprits des lieux amplifiaient l'espace d'un instant les rugissements sourds et les grondements étouffés des eaux vengeresses de la rivière Mojave.

Hugo était un descendant de cette horde sauvage. Il sortit d'une des sacoches de la moto un magnétophone pour y introduire une cassette des Doors. Il y a quelques années, il avait rencontré sur le campus de l'U.C.L.A deux jeunes musiciens : Jim Morrison et Ray Manzarek. Ils souhaitaient monter un groupe. Tous deux étaient inscrits à la section cinématographique de l’Université. Hugo, après une année de philo peu convaincante, pour lui et ses professeurs, s’était passionné ensuite  pour la chimie. L’itinéraire universitaire baroque de l’oiseau était à l'image de ce personnage. Il fut immédiatement attiré par le charisme de Jim. Cet écorché vif, ce rimbaldien US, tranchait dans la meute du "Flower Power" de la fin des sixties. À son invite, Hugo avait assisté à quelques représentations du groupe lors de ses débuts au "Whiskey-a-Go-Go". Un son atypique. Des lyrics à la poésie sauvage. Cet aède en révolte faisait tache dans la cohorte des adeptes de la "musique électrique répétitive" de la génération précédente. La musique du groupe souhaitait s’affranchir des transes adolescentes du moment. Morrison pensait que les Doors – c’est le nom qu’ils avaient choisi - pouvait enrichir le rock'n'roll, l’aider à dépasser le cadre étriqué des excès physiques, verbaux ou sonores. Jim s'éloigna-t-il vraiment de ces territoires empreints d'affects archaïques? Avec Lou Reed, la petite frappe intello de l'Eastcoast, il était un des premiers à faire entendre des notes grinçantes et désenchantées dans la guimauve pop du moment. Il anticipait l'émergence d'une poussée de violence chez la jeunesse américaine mal préparée à l'abandon brutal du carcan puritain des ancêtres. Les Doors produisaient effectivement une musique non répertoriée. Pour les intégristes du Rock pur et dur, ils commettaient l'hérésie d'écrire trop cérébral ou torturé. Morrison, le poète électrique, le baryton à la voix sensuelle aux intonations tragiques voulait ouvrir à pleins battants les «doors» de la perception. Alchimiste des Temps Modernes à la recherche de "l'anima mundi", il créait à l'emporte pièce un monde de néons, d'ombres crépusculaires, d'asphalte, de soufre et de mercure.

Hugo avait passé plusieurs nuits nietzschéennes en compagnie de l'énergumène. L'histrion absorbait l'alcool et l'acide comme une éponge. Il consommait les filles comme un désespéré. Hugo, le latin, s'amusait de sa tragi-comédie aux accents outranciers. Il souriait de son expérimentation désordonnée de l'exacerbation des sens, de sa quête d’un nouveau langage des émotions. Celui du délire intégral ironisait Hugo. Le psychisme bouillonnant de Jim le laissait circonspect. Hugo avait un coté plus terrien que lui. Leurs domaines d'action différaient. Tous deux, cependant, étaient des insoumis en lutte contre les lois: lois surmoïques pour le premier; lois sociales, plus prosaïquement, pour le second. Hugo fonctionnait de façon rudimentaire autour de quelques idées anarchisantes glanées ça et là dans ses lectures universitaires. Titan de près de deux mètres à tête de lion, cet athlète était animé d'une vitalité débordante alimentant une perpétuelle révolte contre les institutions. Les adeptes de la métempsycose soutiendraient que Bakounine s’était réincarné dans ce jeune révolutionnaire brouillon.

L'horizon était minéral. Hugo marcha droit devant lui un petit quart d'heure. Il venait de franchir une crête de dunes. Un buisson de houx du désert se nichait au creux d'une concavité sableuse. Un peu plus à l'Ouest, la lumière tangentielle du matin étirait à l'infini l'ombre hirsute d'un arbre de Josué à têtes de hérissons. « Desert Holly », « Josuah Tree », Hugo ne tirait aucun réconfort de cette présence végétale minimale à connotations bibliques. "Ni Dieu ni maître", bien entendu. En quarantaine dans cette contrée désertique, le diable ou l'un de ses séides, taraudait son esprit. Mise à l'épreuve mentale assez classique des contrées arides où les hommes perdus côtoient l'espace d'un instant l'absolu de la miséricorde divine et les feux de l'enfer. Les lieux où la vie se retire en ascète, où les vents de sable décapent les pensées, sont propices à la catharsis des ermites en purgatoire. Hugo ne savait pas que les branches des arbres sont les bras de la Terre Mère. Bien épineux, il faut l'admettre, dans ce recoin désolé de la planète. La Miséricorde ne tombe pas des nues, elle monte du sol. La terre et l'âme sont femmes.

"Desperado, pourquoi ne reviens-tu pas à la raison? Tu as dépassé les bornes depuis longtemps. Tu avais tes raisons, mais les choses qui te plaisent, d'une manière ou d'une autre, vont finir par te blesser... Ta peine et la faim te ramènent au pays, et puis, tu sais, la liberté, oh la Liberté, laisse les idiots en discourir. Ta prison c'est de parcourir le monde en solitaire... Les plaisirs se sont envolés. Desperado, pourquoi ne reviens-tu pas à la raison ? Retourne à l'enclos, ouvre la barrière. Il peut bien pleuvoir, un magnifique arc-en-ciel est au-dessus de toi. Tu ferais mieux de te laisser aimer avant qu'il ne soit trop tard."

Pourquoi Nico, sa compagne, lui avait-elle fait écouter ce nouveau morceau des Eagles? Il puait la résignation. Hugo était dingue de cette fille. Sa part féminine il l'avait cueillie au crépuscule sur un trottoir d'Hollywood, le bois sacré du strass et des paillettes qui domine la cité des anges. Femme de braise au corps de reine barbare, âme de feu. Tous les hommes se retournaient sur son passage, les sens avivés par ses galbes idéaux et sa gestuelle hypnotique. Chez les plus réfractaires d’entre eux, ses intonations de voix sésame et son parfum sauvage portaient parfois l’estocade. Nico évoluait dans un nuage de sensualité capable d’infléchir les trajectoires amoureuses les plus assurées. Les femmes le percevaient aussi. Elles avaient rarement le courage d'admettre que cette diablesse possédait l'espéranto du sex-appeal. Cette quintessence de femelle pouvait ravir leur homme à la volée. L.A Woman manquait à Hugo. Il savait qu’il ne fallait pas revenir dans cette ville, car la Loi planquait là-bas. Les Hommes perdus tombent souvent dans les filets qu'elle tend dans leurs refuges.

"Elle descendait la rue, aveugle à tous les regards qu'elle croisait. Seras-tu le type capable de faire sourire la reine des anges? Elle garde la tête haute comme une statue qui fixerait obstinément le ciel. Les trottoirs se tapissent à ses pieds comme un chien qui mendie sa friandise. Espères-tu la faire te regarder? Espères-tu cueillir ce joyau crépusculaire ?"

Hugo s'était jeté à corps perdu dans la gueule de la louve. Il aimait sa morsure. Elle aimait sa passion luxuriante. Ils avaient formé pendant quelques mois un couple furieux. Sens en alerte, cœurs à vif, esprits en bataille. S'amendant, Hugo jurait qu'ils auraient regretté ces saveurs astringentes, exécré la fadeur de jours sereins et des amours tendres. Mais ce type de choc amoureux est le moteur d'une révolution interne qui dépasse son cadre. Les bourrasques libertaires qu'il engendre gonflent les voiles des frégates affrétés en secret pour l'exploration de nouveaux Eldorado. Les deux amants croyaient ne défricher que la jungle de leur sexualité. Peut-on dissocier flamme, chaleur et lumière de l'élément Feu ? Hugo commettait de plus la bévue qui consiste à méconnaître que toute femme, panthère sauvage ou tendre Juliette, ne peut fonctionner bien longtemps en rayant de sa pensée la notion de durée. Les hommes, toujours friands de sensations nouvelles, sont frileux de projets à long terme. Nico, cruellement tenaillée par cette faim de non recevoir, plongea dans la drogue. Lucio Mancini, un ami d’Hugo, lui avait dit qu’on l’avait pincée dans un deal bidon sur « Sunset Boulevard ». Les cops l'avaient serrée avec un paquet de horse en fouille. Il avait même ajouté que, pour lui, en tôle sans poudre, elle allait péter les plombs.

Sans Nico, Hugo courrait le même risque. Elle en avait pris pour un an. Animal blessé en addiction, Hugo en voulut alors à la terre entière. Personnage monobloc, il se trouvait plus qu'un autre amené à réagir de manière aussi paroxystique. Forcé de subir cet arrachement brutal, il reconvertit sa passion amoureuse en direction de la violence et la haine. Il avait un méchant compte à régler avec la Loi. Curieusement, pour la combattre, il édifia son propre code civil. Un code rudimentaire. La Justice est lente au point que les vers ont souvent exécuté la sentence avant celle des juges. La sienne serait expéditive. La Loi était complexe au point d'offrir la capacité aux puissants de la contourner habilement, la sienne serait simplissime. S'intronisant du coup Dieu en personne, Hugo passa au-delà du "Bien et du Mal". Pas d'intermédiaires, efficacité accrue. Pas de supérieurs hiérarchiques, pas de sanctions. Hugo se forgea ses armes sur l’enclume du Désir contrarié.

Au Kansas, dans les semaines qui suivirent l’emprisonnement de Nico, Hugo mangeait dans un restaurant routier près de Salina. Une bande de conducteurs d’eight-wheels avinés l'avait pris à parti un midi. On l’avait traité de fiotte du seul fait de sa longue tignasse bouclée. Les tatoués bedonnants en pré-cirrhose avaient multiplié les plaisanteries lourdingues en sa direction. Sans doute cherchaient-ils aussi à circonvenir, grâce à leur esprit pétillant, la jeune serveuse aux abois qu'ils n'avaient cessé de harceler tout au long du repas. Hugo évita de riposter. Il aurait été dépassé par le nombre et l'effet de meute. Quelques heures plus tard, ayant repris sa route, au moment où il s'apprêtait à dépasser un bahut, il eut le réflexe salvateur d'accélérer brusquement pour glisser sa moto à droite de l'engin. Le chauffeur avait fait un écart violent à gauche. Hugo évita de peu le fossé. La manœuvre était volontaire. Les coups de klaxon rageurs qu’il lui avait adressé confirmaient son point de vue. Sans doute un des beaux esprits de la bande du snack. Il se mit à pister discrètement le chauffard. Celui-ci finit par s'arrêter en bordure de route pour écluser les bières qu'il avait descendues à sa dernière étape. Le gros tas, alors qu’il se soulageait derrière un buisson, entendit soudain un déclic caractéristique à quelques centimètres de sa tempe. Dernier plaisir terrestre contrarié. Le pachyderme mangea la poussière. Le tir avait été d’une précision peu commune. Il avait atteint le grelot encéphalique qui pendouillait dans son habitacle crânien monstrueusement disproportionné. Hugo ne vit pas la moindre larme perler des yeux des maîtresses de magazines hard sur papier glacé qui peuplaient l'habitacle du camion.

Par une nuit chaude et claire, en Arizona, alors qu'il dormait en lisière d'une forêt de feuillus, une Mustang stoppa à une dizaine de mètres de son bivouac. Le conducteur coupa les phares. Hugo entendit rapidement les hurlements désespérés d'une fille. Il s'approcha en catimini. Vociférations rauques et bruits de coups. Une vieille peau s'acharnait entre les cuisses tétanisées d'un tendron au visage déformé par la peur et la rage. Nouveau cliquetis évocateur d'un chien de métal. Le salaud se figea au beau milieu de ses ébats poussifs. La fille en profita pour sauter de la voiture. Il demanda à l'homme de sortir lentement et de se mettre debout face à lui. Le pantalon tire bouchonné sur les chevilles, le vieux mâle avait fière allure. La fille, quinze ans à tout casser, continuait à geindre. Hugo réussit à lui faire bredouiller que c'était son beau-père, que depuis plusieurs années, celui-ci collait ses sales pattes sur elle. La première balle se logea au niveau du pubis, la seconde en plein cœur. Deux taches rougeâtres cochaient deux organes qui auraient du fonctionner en synergie.

Dans sa vie d'homme traqué, le desperado côtoyait par nécessité, plus que par goût, de la racaille de bas étage. Il se trouva embringué un soir dans le cambriolage louche d'une ferme isolée du Nebraska. Associé à deux brutes épaisses qui lui avaient fait miroiter le partage d'un bas de laine mirobolant, le trio était tombé sur un bec. Ils avaient été surpris en pleine fouille de la baraque par un couple de vieux paysans qui suaient la misère. Ils les avaient ficelés et bâillonné pour les empêcher de donner l'alarme. L'entreprise s'éternisait. Le butin était rachitique. Les deux sbires se faisaient menaçants. Gagnés par la hargne, ils commencèrent à cuisiner les vieux: "On veut savoir où vous planquez votre magot, vieux débris ! Faut vous hocher de nous montrer !"
Un des pitbulls entreprenait déjà l'ancêtre qui paraissait déterminé à ne pas desserrer les dents. Il avait déjà une arcade sourcilière et une pommette en piteux état. L'autre chacal s'occupait de la vieille. Il avait fait chauffer un cran d'arrêt sur le brûleur d'une gazinière. Épouvantée, elle se mit à hurler bien avant que la lame rouge ne touche sa joue. Hugo comprit rapidement que le couple ne s'en tirerait pas, qu'il refusât d'abandonner le fruit du labeur de toute une vie ou qu'il parlât. Il tenta en vain de persuader les deux tortionnaires d'abandonner l'affaire: "Ferme-la ! Ils vont jacter !, fut leur réplique."
La barbarie jubilait. Piétiner sans vergogne les faibles a toujours été pour elle une source de jouissance. Hugo tenait deux nouveaux échantillons glorieux de l'espèce en pointe d'évolution. Il décida de fournir deux partenaires aux deux éclaireurs qu'il avait envoyés taper le carton chez Lucifer quelques semaines plus tôt. La vieille devrait nettoyer son tapis. Les molosses gisaient au milieu de flaques de sang confluentes.

Dans une épicerie du Nouveau Mexique, un môme triste aux immenses yeux noirs l'avait servi. Sa joue gauche portait une large ecchymose verdâtre, et un de ses avants bras montrait des marques violacées suspectes. Hugo s'était installé en face du magasin sur un banc ombragé de la place. Il dévorait un paquet de chips et sirotait une bière. Le gosse sortit jouer à la fontaine qui tentait vainement d'égayer la placette de ce hameau minable et poussiéreux. Hugo s'ingénia à engager la conversation avec lui. L’enfant se confiait avec parcimonie. On percevait en lui un abîme d'incompréhension et de solitude méfiante. Le temps presse pour un homme en cavale. Hugo se fit direct : "C'est ton vieux qui te tabasse ?"
Absence de réponse et signes d'inquiétude à l'énoncé de la question. Hugo entendit beugler de l'autre coté de la rue. Le gosse fila comme l'éclair. Le maître rappelait brutalement l'esclave. Il avait dû cent fois lui ordonner de ne jamais adresser la parole à un étranger hors de sa présence. Le père, cette sentinelle qui veille un peu à l'écart quand la famille dort. Foutu poncif ! Le rôle de veilleur, c'est un tueur perdu, Barabas métamorphosé en Bon Samaritain, qui l'assumait soudain dans cette parabole hérétique. Hugo aurait aimé avoir un fils. Conscient de l'image paternelle idéale qu'il représentait, de sa situation sociale enviable et de sa sédentarité rassurante, il avait rapatrié cette envie vers le secteur où elle aurait du rester. Et Nico, n'avait-elle jamais eu l'idée de faire un enfant ? Lui avait-il jamais posé la question? Lui avait-il laissé la possibilité d'asseoir ce désir? La porte du magasin à peine franchie, il entendit une giboulée de coups ponctuée de quelques pleurs étouffés provenant de l'arrière boutique. Un visage à l'expression cauteleuse pointa son nez dès qu’il entendit la clochette de la porte. Un gnome obséquieux au ton mielleux se dandinait devant Zorro.
- Tiens, l'apprenti n'est plus là ?
- Vous voulez parler de mon fils? Je viens de l'appeler faire ses devoirs. Il ne pense qu'à jouer et ennuyer les étrangers de passage.

À l'époque, dans ces petits villages du sud-ouest américain, l'épicier faisait souvent aussi office d'armurier. Hugo avait besoin d'une carabine et d'une boîte de cartouches. Fort malencontreusement, une balle engagée à la va-vite dans la culasse toucha la cuisse du nain de jardin servile. Malgré les excuses qu’il souhaitaient empruntes de sincérité, Hugo, faisant montre d'un manque de savoir-vivre insoupçonnable jusqu'ici, le nabot hurla comme un putois. Mauvais pour les nerfs du cow-boy maladroit. L'épaule droite de l'épicier trinqua illico. Le visage révulsé, grimaçant de douleur, il gémit : « Prenez la caisse... ce que vous voulez... arrêtez, je vous en supplie ! »
Le gosse venait de bondir dans la boutique, un revolver à la main, prêt à défendre son père. La fidélité ahurissante du chien battu. Il fallait agir vite. Ses coups de feu allaient ameuter la moitié du village. Il saisit d’un bond le revolver du moutard, ôta le cran de sécurité et acheva l'homme d'une balle dans la poitrine. Il prit le gosse avec lui sur sa moto et démarra en trombe. S'il avait laissé la lopette en vie, tout aurait recommencé. Le gosse aurait trinqué encore plus méchamment suite à cette histoire.
À coup sûr, on l'avait vu dans le bled. De nouveau dans sa planque, Hugo tenta de justifier son geste, en parlant au gamin. Un père qui cogne son fils comme un chien, c’est une erreur de la nature. Il apprit que sa mère subissait le même traitement que lui. Un jour, elle avait fini par s’enfuir en l’abandonnant. Le gosse n'arrêtait pas de pleurer. Comprenait-il vraiment ce qu'il lui racontait? Le colosse était désemparé. L'entreprise demandait délicatesse et patience. L'enfant finit par se calmer un peu, le soir venu. Hugo lui fit parler de sa mère. Il lui promit qu'on la retrouverait. Elle s'était tirée sans rien dire aux flics, en le laissant. Tu parles d’une mère ! Mais que peut-on proposer de mieux à un enfant paumé?

Hugo en eut soudain assez. Assez de cette course éperdue, cette course  ponctuée de violence, soutenue par la violence. Sa part féminine l'avait compris avant lui. La chanson des Eagles, c'était ça, sans doute. Si Dieu existait et se faisait juge des affaires humaines, c’était un truc de fou. Punir est une sale besogne. La vengeance un poison qui rend fou. Nico manquait terriblement à Hugo. Elle finirait par sortir. Mais lui, s'il se faisait prendre, il pourrirait au trou jusqu’à sa condamnation à mort. On ne l'aurait pas. Dans un mois ou deux, ils se tireraient avec Nico en Amérique Centrale. Changer d'idées et de pays était plus simple que de vouloir changer le monde. Comme si réduire la distance réduisait le manque, Hugo décida de retourner en Californie. Il laissa le gosse près d'une ferme habitée. La police devait désormais reconstituer son itinéraire sanglant et affiner son portrait robot. Les témoins ne manquaient pas. Il devait redoubler de prudence. Quand on commence à tuer, il faut tuer encore pour supprimer les témoins.

Il put rejoindre le sud de la Californie sans se faire prendre. Le désert Mojave ne manquait pas de tanières. Il lui fallait absolument du fric pour tenir le plus longtemps possible sans se montrer. Il décida de braquer une petite succursale de l'Union Bank de Mojave. Cela tourna vinaigre. Une protection quelconque fonctionna et avertit l'office le plus proche à l'insu du braqueur. Au moment où il quittait l'agence, une voiture de police déboulait. Une fusillade éclata. Hugo était un excellent tireur. Il blessa un des deux flics et toucha mortellement le shérif. Hugo gardait des contacts téléphoniques espacés avec Lucio Mancini, histoire de prendre des nouvelles de Nico. Il passa un coup de fil d'une cabine isolée pour demander de l'aide à son vieux pote. Il était peut-être sur écoute. Les complices avaient convenu dès le départ d'un dialogue codé pour se transmettre des messages confidentiels. Utilisant ce subterfuge, Lucio put lui procurer un contact sur San Bernardino. Il n'y avait pas de raison de raccrocher trop vite. La cabine se trouvait dans un endroit sûr. Il avait envie de parler un peu musique avec le rital. Celui-ci lui dit que Mister Mojo Risin s'était taillé en France pour y canner. Pas possible… et ça faisait plus d'un an ! Il l'avait donc vu à L.A.,  juste avant qu'il parte. Particulièrement "distroyed" la star : une barbe de patriarche, la corpulence d'un baryton d'opéra, les idées joyeuses d'un slave en dépression. Ce qui semblait le perturber à l'époque, c'était ce procès interminable en Floride. Lucio lui avait dit que lors d'un concert à Miami, ce cinglé avait provoqué les flics en faisant mine de sortir son chibre en plein spectacle pour mimer une branlette. Cette niaiserie pouvait l'amener à faire du trou dans cet état. Hugo avait rigolé de l’affaire. L'hypocrisie puritaine culminait. On voulait punir le rebelle, le fauteur de troubles publics, le pervertisseur d'une belle jeunesse américaine en l’inculpant pour exposition publique de son service trois pièces. Quand on connaissait le parcours de provocateur du lascar, c'était un remake de Capone qui tombe pour malversations financières.

Hugo se dit que Jim avait perdu la partie. Le showbiz l'avait rogné jusqu'à la moelle. Morrison enterré chez les Frogs, au pays de Rimbaud, Céline et Baudelaire, pas possible! Lucio lui avait affirmé que le dernier album du groupe, c'était de la balle. C'est pour cela qu'Hugo écoutait cette cassette aujourd'hui. Il l'avait volée chez un disquaire. C'était de la pure, pas de doute. Mais ça foutait les boules d'entendre la voix d’un mort. Messages d'outre-tombe. Hugo, le "passager dans la tempête", espérait que pour Jim "le chemin de l'excès l'avait mené enfin au palais de la connaissance", comme le poète William Blake. La fin de vie d'ivrogne de Morrison pour reprendre sa phrase : "c'était toute la différence entre le suicide et la capitulation lente."

Hugo repartit vers la cabane. Lui, il les baiserait tous. Il avait Nico. Il possédait l'essentiel. Tout le reste c'était du vent. La tempête finirait par s’éloigner. Ne pas lâcher un gramme de ce que l'on aime. Les choses auxquelles on croit,  il n’y a pas urgence. Il décida de partir ce matin pour San Bernardino et de contacter le pote de Lucio. L. A. et Nico n'étaient plus très loin. Il sortit d'une des sacoches de la moto un gilet de grosse toile sans manche. Une espèce de blouson de pèche bourré de poches. Il le passa. À l’aide d’un fichu noir, il se confectionna une coiffe de corsaire. Il partit faire le plein dans une petite station isolée des environs. Aucune chance de tomber sur des flics dans le secteur. Il connaissait l'endroit comme sa poche. Il avait de l’argent depuis le braquage de la banque. Il acheta de quoi manger.

Le réservoir, les sacoches et le ventre pleins, les idées moroses perdaient du terrain. La température montait. Le vent d'Ouest véhiculait déjà quelques relents printaniers anachroniques venus de la côte. La 395 était déserte. Il n'avait pas croisé âme qui vive depuis plus d'une heure. La lumière était magnifique et la route un vrai billard. Hugo, zigzaguait sur la chaussée tout en poussant de petites pointes pour s’amuser. Il avait mis à fond, sur son magnéto à l'arrière, le "Born To Be Wild" de Steppenwolf. De part et d'autre de la route, on commençait à voir des Saguaros, des agaves en bouquets et d'énormes Yuccas. Le Haut Désert était maintenant derrière lui. Au sud-est s'étendait un vaste secteur militaire. Il se dit qu’il y avait des cons même dans le désert. Il entendait le bruit des pales d’un hélicoptère dans le lointain. Face à lui, les Muddy Mountains aux gracieux bourrelets de pachydermes. La route devenait plus accidentée. Une succession régulière de creux et bosses rompait la monotonie du trajet. La Harley ronronnait. Couché en arrière, les bras au ciel et les jambes en proue, Hugo fendait l'air chaud en hurlant le refrain. Easy Rider, King Of The Highway, taillait la route. Au travers de ses Ray Bans, quelques dizaines de mètres en contrebas, une saleté d'image lacéra sa béatitude. Il donna violemment du frein à pied et se mit en travers.

L’hélicoptère s’éloignait. Trois voitures de police barraient la chaussée. Hugo distinguait les membres du comité d'accueil. Un vrai régiment. Tous plus mâles et vigoureux les uns que les autres, les amphitryons. Et disciplinés avec ça. Un geste du chef : cliquetis secs d'armements. Flingues en érection, position martiale suant le professionnalisme et la hargne. Belle démonstration de force légale des glorieux représentants de la Loi! Vu de loin, comme ça, juste le chef sortait du lot. Profil lourdaud de brute épaisse un peu mollasse, c’était une réplique du shérif de Memphis qui tabassait avec entrain et bonhomie les nègres de la bande à King devant les caméras. Le pays de la Loi péchait dans la conduite de ses enquêtes politiques à l'époque : Norma Jean Baker 62, John Fitzgerald Kennedy 63, Martin Luther King 68, pas de coupables crédibles à se mettre sous la dent. Hugo entendit le haut-parleur d'une des voitures cracher des ordres de reddition. Un homme sortit de la voiture du milieu, une fille accrochée à son poignet par des menottes. Hugo reconnut immédiatement Nico.
- On veut te causer!  Le shérif donna le micro relié au tableau de bord par une longue spirale flexible à Nico. Pour dramatiser encore un peu la scène, sans doute, le lourdaud braquait son arme en direction de la tempe de la fille : « Allez, accouche poulette! »
- Ils veulent que tu te rendes. Monsieur le Juge qui m'accompagne dit que ça pourrait s’arranger pour toi si tu le fais en douceur. Ils disent qu'ils te traiteront à la régulière. Ne bouge pas,  au moindre mouvement ils te tirent comme un lapin.
- Je veux, mon neveu... entendit distinctement Nico derrière elle.

Les salauds brûlaient de trouver un prétexte pour l’abattre. Il avait dessoudé un de leurs collègues. Nico jouait son rôle pour qu’Hugo reste en vie. Pour l'instant, il était encore trop loin pour qu’ils l'abattent à coup sûr. Mais il était fait comme un rat. Ils savouraient cette certitude. 

Le film de la vie se mit au ralenti. Les gestes se décomposaient comme sur des chronophotographies, donnant une tournure irréelle aux événements. Le cheminement de pensée d'Hugo se brouillait. Gommer du paysage ces bestioles irritantes, avoir Nico pour lui tout seul. Elle l'attirait tout là-bas. Il crevait de la serrer dans ses bras. Comme dans un cauchemar, il sentait son corps son corps incapable de se mouvoir. Dans le lointain, au sein de cette vapeur de midi qui montait du sol, l'image irréelle de Nico ondulait, reflet sur une eau qui se ride. Son bras libre montait lentement pour le saluer. L'homme qu'elle aimait lui revenait après tous ces mois d'absence et d'inquiétudes folles. La guerre était finie. Ses mains allaient pouvoir le panser. La main de Nico battait l'air mollement près de sa chevelure noire. Un éclair bleu glissait de ses doigts. Sa tête vacillait, ses jambes s'affaissaient mollement. Son corps chancelant lui adressait un adieu évanescent dans cet au-delà vaporeux.

Une détonation venue de ce lointain claqua dans le cerveau d'Hugo. Le temps reprit instantanément son cours normal. La fébrilité s'emparait de la meute. Pourquoi cette dingue avait-elle agrippé la main du shérif et déclenché le coup de feu mortel? Hugo tourna la poignée des gaz à fond dans le coin. Les balles sifflaient autour de lui. Les cylindres hurlaient comme des monstres en folie. Le missile était verrouillé sur sa cible. Au moment où la moto percuta de plein fouet la voiture du centre, une boule de feu embrasa tout le périmètre. Un souffle colossal balaya le sol de tout ce qui l'encombrait. Quelques secondes après, une tempête de sable rouge s'abattit sur le bitume à pleins tombereaux. Ce ne fut plus ensuite qu'un silence oppressant. Les explosifs puissants dont le plastron du cavalier de l'apocalypse et les fontes de son destrier étaient bourrés, mis à feu juste avant l'impact, avaient rayé du monde les acteurs de la Loi et leurs accessoires dérisoires.

Venu du haut désert Mojave, l'esprit du Grand Aigle planait au-dessus des terres indiennes. Les immenses Saguaros couverts de fleurs vermeilles tendaient leurs bras au ciel. Sans doute imploraient-ils le pardon des dieux pour ces hommes qui ne savent pas maintenir en vie le coté lumineux de la passion ?

Pierre TOSI - Novembre 1998 –

Liste des nouvelles du recueil


* Extraits traduits de Desperado ( EAGLES) et de L.A Woman (DOORS).


Desperado, pourquoi ne reviens-tu pas à la raison? / Tu as dépassé les bornes depuis bien longtemps / Oh, tu es un dur / Bien que je sache que tu avais tes raisons / Ces choses qui te plaisent / Vont finir par te blesser d'une manière ou d'une autre / N'as-tu pas tiré la dame de carreau, gars / Elle te battra si elle en est capable / Tu sais pourtant que la reine de cœur sera toujours ton meilleur pari / Maintenant, il me semble que de belles choses / Ont été posées sur ta table / Mais tu veux seulement celles qui te sont impossibles à obtenir / Desperado, oh, tu ne rajeunis pas / Ta peine et ta faim te ramènent à la maison / Et la liberté, oh, la liberté / Laisse les uns ou les autres en discourir / Ta prison, c'est de traverser ce monde tout seul / Tes pieds ne gèlent-ils pas en hiver? / Le ciel ne neigera pas et le soleil ne brillera pas / Il est difficile de demander la nuit au jour / Tu es perdu au milieu de tes hauts et tes bas / Ne trouves-tu pas bizarre cette sensation que tout s'en va? / Desperado, pourquoi as-tu perdu ton bon sens? / Retourne à tes clôtures / Ouvre la barrière / Il peut bien pleuvoir / Il y a un arc-en-ciel au-dessus de toi / Tu ferais mieux de te laisser aimer par quelqu'un avant qu'il ne soit trop tard.


Josuah Tree ou arbre de Josué du désert Mojave
Saguaros dans la tempête

Ghost town Brodie

Muddy Mountains