lundi 27 décembre 2010

Une soirée particulière




En garde académique Noble Art, dos plaqués au rideau de fer d’un magasin, Hugo Mancini et Angelo Napolitano se lancent un regard complice. Quelques secondes plus tôt, Hugo a glissé une consigne au gros Manu en anglais d’aéroport : « During our diversionary tactic, bring the girls to the hospital.».

Une bonne partie des internes de l’hôpital N., une sous-préfecture vosgienne, vient de fêter un anniversaire dans un restaurant du centre-ville. À peine sortis de l’établissement, la troupe est prise à partie par cinq loulous du cru copieusement avinés. Les bucherons sont descendus de leur montagne pour casser du pékin. Nos deux pugilistes ont attirés en retrait l’individu le plus hargneux de la bande qui pour l’instant mouline des poings devant leurs nez. Cette manœuvre est la première phase d’une tactique visant à sortir du guêpier leurs compagnons d’infortune. Ceux-ci subissent à quelques mètres, sans broncher, les bourrades d’échauffement d’avant-match de l’arrière-garde ennemie.
 
Le regard complice d’Hugo Mancini et d’Angelo Napolitano indique qu’il est temps d’enclencher de la deuxième phase du projet : l’envoi de métaphores courtoises et goûteuses susceptibles d’attirer le reste de la horde sauvage. Ils multiplient aussitôt bruyamment les qualificatifs vantant les tronches peu communes des coyotes qui leur font face. Alléchés par la fine conversation qui se tient devant le rideau de fer, les beaux esprits en retrait rappliquent en vitesse. Pas question de louper la Carte du Tendre qui s’improvise devant le magasin. Diantre, deux aristocrates forts en burnes ont la délicatesse de proposer un pugilat digne de ce nom en cette triste fin de soirée d’hiver! Une lueur glauque teinte avec parcimonie les prunelles vitreuses des assaillants. La tactique a fonctionné à merveille. Sorti enfin de son hébétude de pacifiste invétéré, le gros Manu en profite pour s’escamoter avec le restant de la troupe d’internes. Hugo est rassuré. Le message en anglais avait fini par arriver à son cerveau.

En pareille infériorité numérique, il n’y a que dans les westerns que les bons s’en tirent sans une égratignure. Hugo et Angelo engagent à la phase trois. Ils fendent le cinq adverse comme deux piliers de rugby et filent à toutes jambes. Ils ont tôt fait de rattraper le gros Manu qui s’est fait larguer depuis belle lurette par ceux dont il avait théoriquement la charge: « Remue ton cul, Manu, si tu veux garder ton pucelage, lui lance Angelo en le dépassant comme une fusée.»

Ayant fait vœu de chasteté jusqu’au mariage, Manu retrouve illico un second souffle qui lui permettra de franchir la ligne d’arrivée, en l’occurrence la barrière du centre hospitalier, peu de temps après le vainqueur. Les Wisigoths poussifs, lestés par les bières et les verres de mirabelles qu’ils se sont enfilés dans la soirée, n’ont jamais pu rattraper les félons qui ont usé d’une rouerie de bas-étage. Dépités, ils se livrent à de piètres compensations. Quelques vitres du service de Cardiologie trinquent avant qu’ils se décident à filer pour échapper à la maréchaussée prévenue par le gardien de nuit. Totale méconnaissance de la prudence légendaire des argousins. Ces derniers ne viendront prendre des dépositions de forme que le lendemain matin, juste après leur partie de tarots.

Suite à ce fait d’arme, Hugo Mancini se mit dans la poche Angelo, le gars de Villerupt, fils d’ouvrier syndicaliste, élevé au lait crémeux de la lutte des classes et adepte occasionnel des bastons de cité. Jusqu’ici, notre homme était resté en retrait du groupe. Étudiant en sixième année de Médecine, vague sosie de Georges Brassens au même âge, mais plutôt fan de Jimmy Hendrix, il s’était assigné comme mission en terrain hostile peuplé de fils et de filles à papa pétant dans la soie, d’obtenir au plus vite un diplôme de Médecin du Travail. Hugo Mancini, interne en Obstétrique à la Maternité, voyait dans ce choix peu ambitieux le pragmatisme et la modestie pesée d’un enfant de damnés de la Terre. Angelo était probablement un des étudiants les plus brillants de sa promotion. Ce taiseux n’intervenait dans les conversations d’internat qu’avec parcimonie. C’était surtout pour envoyer du lourd copieux destiné à faire rosir quelque interne féminine de bonne famille. Accoutumée aux propos en usage dans les salles de garde, même Christine, la sculpturale monitrice de natation tulloise, présidente d’un club de bébés nageurs, jeannette boyscout fleur bleue, ne mordait plus à l’hameçon. Elle avait compris que bien loin d’être le butor qu’il s’acharnait à jouer, Angelo mettait peu à peu de l’eau dans sa Vodka, appréciant ça et là quelques comportements sociaux des ploutocrates qu’il côtoyait. L’intelligence a de bons cotés, comme ouvrir à la tolérance et au respect des différences.

Charles-Henry Desvignes restait l’adversaire de classe favori d’Angelo. Ce fils d’un magistrat de sous-préfecture de la région Champagne-Ardenne cultivait avec zèle l’art de se rendre impopulaire. Il campait un personnage hautain prisant les sujets de conversations sérieux ou stylées. Ce dandy, un tantinet pédant, jouait au réactionnaire. Ses réparties cassantes ne s’aventuraient jamais sur le terrain du mépris et cherchaient avant tout à défendre la vérité. Hugo estimait que son jeu procédait d’un goût affirmé de la provocation et du plaisir de se singulariser en s’arrogeant quelques traits aristocratiques. Patrick Chopart, interne vosgien du cru, personnage madré, l’avait bien compris qui l’encourageait à forcer dans ce registre. Il jouait le candide de service qui lui passait les plats. Grand amateur d’arts martiaux qu’il pratiquait à l’occasion, ce vosgepatte louait à cet instant l’ingéniosité des deux experts du combat de rue. Il ventait aussi le respect scrupuleux de l’éthique qui les avait amenés à refuser de s’adonner à l’art de la savate en dehors des salles spécialisées.
- N’empêche, qu’eux, ils ont finement joué le coup, rétorqua Charles-Henry Desvignes qui n’était pas présent au repas d’anniversaire en ville car il était de garde.
- Mon sang vosgien m’a enjoint à ne pas m’impliquer. Je me devais de défendre le sens de l’hospitalité, certes un peu rustique, de mes compatriotes !
- Et tes principes éthiques n’interdisent pas le sprint, c’est ça, ironisa Charles-Henry ?
- Comme d’habitude, tu lis en moi à livre ouvert !
 
Pour élargir le panel des disciplines sportives, à ce moment de la conversation, le grand Houdelot, champion de France de Volley-ball, ouvrit la porte de l’internat. Ce personnage au calme olympien, sinon olympique, rentrait d’un secours aux accidentés de la route. Trahissant son flegme coutumier, il affichait en entrant une triste mine.
- Tu viens d’apprendre que tu ne faisais pas partie de la prochaine sélection nationale, lui demanda Angelo ?
- Non, c’est bon. On vient de ramener avec le SAMU un brûlé que les pompiers ont dû désincarcérer de sa caisse qui avait flambé dans un accident.
- Le type était diabétique et l’odeur du caramel t’incommode, enchérit Chopart ?
- C’est plutôt une odeur de méchoui carbonisé qui me reste dans les narines. Voyager pendant une demi-heure dans une ambulance avec un clone mort de Han Solo dont on a raté la mise en sommeil dans la carbonite, c’est pas mon trip.
- Tu veux dire qu’il puait comme Chewbacca?
- Même un vosgepatte comme toi, habitué à l’odeur du lard fumé, aurait gerbé.
 
Le "Bip" d’Hugo Mancini se mit à émettre. Il se dirigea vers le téléphone de l’internat.
- Tu peux me seconder, Charles-Henry? C’est parti pour une césarienne à la Mat. C’est un garçon. On va participer au renouvellement des hooligans vosgiens.

Une heure plus tard, mettant au panier leurs tenues chirurgicales, Hugo et Charles-Henry s’étaient engagés dans une conversation autour du mariage. La parturiente qu’ils venaient d’opérer était une jeune fille mère que l’équipe soignante avait accompagnée avec bienveillance durant son travail.
Hugo partit dans un monologue. Il indiquait à Charles-Henry que le mariage d'amour était une invention moderne. Au début du XIXe siècle on avait cherché à rétablir l'égalité entre époux en privilégiant le sentiment sur l'obligation. La période industrielle avait sacralisé le mariage pour stabiliser le couple et favoriser le rendement au travail. On avait souhaité gommer les malheurs de l’ancien mariage de convenance, mais le nombre de divorces, la consommation de partenaires abandonnés dès que l’ardeur de la découverte s’émoussait pour faire place à quelque chose de trop ordinaire, indiquaient bien que cette invention montrait de nos jours ses limites. Nul besoin de se marier désormais pour vivre ensemble ou avoir des enfants. Choisir qui l'on aime, aimer qui l'on veut, ces droits chèrement acquis eurent un prix. Comment l'amour, qui attache, peut-il s'accommoder de la liberté qui sépare? C'était à l’évidence le dilemme du couple moderne qui vénère à la fois la passion et l'indépendance. Il y avait progrès dans la condition des hommes et des femmes mais il n'y avait pas de progrès en amour.
 
Charles-Henry baignait dans son jus. Les références historiques et les dérives du modernisme étaient sa tasse de thé. Il louait les propos d’Hugo Mancini qu’il savait par ailleurs défendre la révolution culturelle de la fin des années soixante. Il le félicitait de manier l’antithèse.
- Et toi, pourquoi t’es tu marié, demanda-t-il à Hugo ?
- Pour ne pas imposer mes idées libertaires à ma future femme et à mes enfants à naître? Si tu veux connaître le fond de ma pensée, je pense qu’il n’est légitime de se marier que pour fêter un long passé de vie commune, et encore…
- Un constat, plus qu’un contrat ?
- Oui, c’est ça. As-tu remarqué que les vaches qui broutent dans un champ s’acharnent à passer la tête au travers des barbelés pour manger l’herbe à l’extérieur?
- Comme les hommes sont des bovidés, se sentir parqués les pousseraient donc à s’égayer hors de chez eux?
- Possible...
 
Une année s’était écoulée. Hugo Mancini était retourné à la Maternité régionale, la maison mère, pour accomplir sa dernière année d’Obstétrique et préparer son concours. Son ancien patron lui demandait assez régulièrement de venir le remplacer les samedis à sa consultation privée. Hugo avait gardé le contact avec quelques uns de ses anciens compagnons d’internat dont certains avaient prolongés leur bail au Centre Hospitalier où il avait sévi deux années durant.
 
Ce samedi, la secrétaire lui avait concocté un planning sadique. Elle avait mis tout son art à truffer son après-midi de rendez-vous surnuméraires. L’urgence de ces consultations avait laissé Hugo perplexe. Bon an mal an, sa concentration particulièrement chahutée, il arrivait au bout de son marathon. La dernière patiente, il l’avait déjà vue la semaine précédente. Il n’avait pas vraiment compris le motif de sa consultation. Une attente potentielle de support psychologique flottait-elle dans l’air ? La fabrication des mâles les a spécialisés dans la recherche de solutions rapides aux problèmes. Elle les fait évoluer principalement dans la sphère de la performance, et ce de manière parfois ridicule. La sphère des femmes serait plutôt celle de la sensibilité, des émotions et du partage. Bien souvent, quand elle demande un conseil à un homme, une femme n’attend pas vraiment de sa part une réponse pratique, automatique, mais un minimum d’écoute et d’attention. L’intérêt d’être la dernière consultante de la soirée, c’est que le praticien, libéré des contraintes horaires, peut s’y prêter: « Docteur, j’ai lu récemment dans un magazine un article sur la sexothérapie de groupe. Qu’en pensez-vous? »

Bon, elle annonçait cette fois clairement la couleur. Devant son bureau, cette jeune femme à la plastique irréprochable prenait des poses aussi naturelles qu’une candidate au titre de Miss France. Hugo l’interrogea rapidement sur une éventuelle problématique du coté de son fiancé. C’est le mot qu’elle avait employé. Pendant qu’il remplissait les bordereaux destinés au laboratoire de cytologie, elle lui confia qu’elle goûtait peu sa fréquentation forcenée des salles de musculation et son adulation pour Jeanne Mas et Dalida. Il collectionnait tout ce qui avait trait à ces deux artistes. Hugo comprit que ce n’était pas l’Empire des Sens tous les soirs à la maison. Voyant peu à peu se matérialiser à la droite de sa patiente le spectre de Geneviève de Fontenay, Hugo comprit que la fatigue commençait à lui jouer des tours. Il devait peser ses mots. Il renonça d’abord à affirmer à la nymphe que la sexothérapie de groupe risquait d’être un choc terrible pour elle. Voir son fiancé se jeter sur le premier mâle à portée de main lors d’une séance, ça peut heurter une âme sensible. Il évita aussi d’indiquer qu’il pouvait faire don de son corps à la Science pour cette noble cause. Si le gynécologue en venait imprudemment à mélanger travail et gaudriole, sa vie deviendrait vite un enfer et son diplôme partirait vite en fumée. Hugo s’était toujours étonné des questions scabreuses qu’on pouvait lui poser sur son exercice professionnel. Beaucoup d’entre elles cherchaient à savoir comment il était possible d’échapper à autant de sollicitations quotidiennes. Fantasmatique bizarre des interlocuteurs. Ah bon, toutes les femmes viennent consulter avec des idées de galipettes en tête ! Comment ne pas comprendre que l’annonce potentielle d’un diagnostic inquiétant participe peu à ce genre d’état d’esprit ? En plus, combien de femmes se rendent chez le gynécologue avec le même enthousiasme que lorsqu’on va chez le dentiste ! Hugo se permit uniquement de préciser que la découverte d’un bon partenaire est souvent un chemin semé d’embuches, qu’il fallait bien réfléchir avant de se faire passer la bague au doigt. Des banalités, en somme. Quant au type de thérapie qu’elle suggérait, il valait mieux ne pas tomber dans le panneau de pratiques exotiques douteuses.
 
Il passa la pomme de terre chaude à un correspondant sexologue en rédigeant un courrier à son intention. Souriant intérieurement, il se dit que ce dernier aurait peut-être la bonne idée de la demander rapidement en mariage pour la soutenir avec ardeur pendant les défilés de Miss Vosges. De là à lui recommander dans son courrier…

Quand Hugo sortit enfin des locaux, bien après 20 heures, Angelo Napolitano faisait le pied de grue sur le trottoir. Charles-Henry Desvignes pendait ce soir la crémaillère. Ils étaient tous les deux conviés à cet événement. Angelo était venu chercher Hugo pour le conduire à bon port. Hugo ne connaissait pas l’itinéraire pour s’y rendre.
- Merci pour ta patience. Tu sais que le prêtre dévoué à son sacerdoce ne saurait compter ses heures. Il y va du salut de ses ouailles! Alors, notre Prince a emménagé en périphérie la cité et par conséquence a abandonné sa chambre d’internat.
- J’ai appris ça récemment. Je ne vais plus avoir personne avec qui me fritter régulièrement le soir.
- Tu aurais tout de même pu passer un smoking. On va dans le grand monde…
- J’ai changé mon slip, tu veux que je te montre ?
- Je te crois sur parole.
 
Hugo, piloté par Angelo, gara sa voiture devant une bâtisse stylée du début du siècle. On montait aux appartements en franchissant un porche ouvrant sur un jardinet en arrière-cour. Au plein cœur de l’été, roses, lys et chèvrefeuilles l’emplissaient de senteurs enivrantes. De grands pots de fuchsias avec leurs petites danseuses égayaient la montée d’escalier en extérieur. Ils étaient adossés aux balustres d’une rampe en pierre grêlée de lichens.
 
Ils n’étaient pas les derniers convives attendus. Un verre de punch en main, Hugo en profita pour s’éclipser promptement après avoir salué l’assemblée. A l’écart, il s’installa confortablement dans le fauteuil en cuir d’une pièce qui devait servir de bureau, pour récupérer un peu. Il contemplait une belle aquarelle accrochée au mur en face de lui quand une petite femme brune, bien charmante, vint le rejoindre pour y déposer un bagage.
-    Je suppose que vous êtes Hugo Mancini, lui dit-elle en lui serrant la main? Charles-Henry m’a beaucoup parlé de vous. Il compte marcher sur vos traces.
-    Toujours aussi discret sur ses choix de vie. Il ne m’en avait jamais parlé. Vous êtes une de ses amies.
-    Je suis sa compagne. Le fait que je vous l’apprenne confirme bien le trait de caractère que vous évoquez.
 
Hugo Mancini tombait des nues. Pas particulièrement avide de cancans hospitaliers, il aurait du cependant avoir eu vent d’une pareille affaire. La rumeur avait prêté une aventure croustillante à Charles-Henry avec une praticienne du secteur. Celle-ci perdait toute crédibilité en pareille circonstance chez un personnage aux antipodes des situations sociales scabreuses pouvant faire douter de l’orthodoxie de ses mœurs.
- J’admirais l’aquarelle que vous avez accrochée au mur. Ce jardinet en fleurs laisse passer parfaitement les émotions et les sensations de l’artiste qui l’a peinte.
- C’est l’Art qui imite la nature ou c’est la nature qui imite l’Art, demandait Oscar Wilde ?
- Après avoir soutenu la seconde hypothèse de façon très subtile et parfaitement argumentée, il en semblait moins partisan à la fin de sa vie, indiqua Hugo à la jeune femme. Même chose quant à son éloge de la superficialité et du dandysme, «Seuls les gens superficiels ne jugent pas sur les apparences», devint dans son dans son De profundis, « Le crime, c’est d’être superficiel. ». Un personnage complexe, donc parfaitement attachant.
- Brillant qui plus est, donc profondément seul. Vous semblez aimer la peinture?
- Tout a fait, et je regrette de ne maîtriser aucune forme d’Art capable de communiquer ce que l’on ne peut formuler.
- Cela s’apprend et peut devenir source de grands plaisirs. Il ne faut jamais avoir peur de tester ses capacités artistiques et de chercher à améliorer celles dont on fait preuve.
- J’ai peur de n’avoir aucun don du genre et je pense que me jeter à l’eau reviendrait à couler  à pic !
- Dans ce cas, la noyade n’est pas fatale !
- C’est vrai, c’est probablement le manque de courage qui paralyse. Veuillez m’excuser, je dois passer pour le misanthrope de service, caché ainsi dans votre bureau. Il est temps que je rejoigne vos hôtes. Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance.
 
La soirée fut particulièrement joyeuse. Christine, la nageuse fleur bleue, experte dans la collecte des travers et talents cachés de son entourage, insista à plusieurs reprises pour que Charles-Henry interprète un morceau de piano, instrument présent dans la pièce où se déroulait la soirée.
- Charles-Henry a des qualités de musicien, demanda Hugo interloqué à Angelo ?
- C’est un organiste de talent très connu dans la région.
- Même sous la torture, ce type ne livrerait pas la moindre confidence intime!
Charles-Henry finit par céder aux demandes réitérées à condition que sa compagne se joigne à lui pour un morceau à quatre mains. Elle accepta sans trop se faire prier. Leur interprétation d’une danse Hongroise de Brahms fut d’un excellent niveau.
- Ils forment un très beau couple, ne put s’empêcher de signaler Angelo Napolitano à Hugo.
- Voilà le bolcheviste qui sombre dans la mièvrerie bourgeoise ! Il ne manquait plus que ça ! Tu ne vas pas y aller d’une petite larme !
- Je me la mettrais tout de même bien sur la queue, ne put-il s’empêcher d’ajouter, histoire de montrer qu’il se ressaisissait vite.
 
Coup de théâtre final. La soirée touchait à sa fin. Charles-Henry se lança dans une annonce courte mais solennelle: « Vous êtes tous cordialement invités à notre mariage qui aura lieu le mois prochain à C . »
Christine écrasa une larme au coin de son œil. Hugo faillit s’étrangler avec le dernier toast qu’il avait déniché sur un plateau. Angelo lui jeta un regard en coin indiquant que son fantasme était torpillé. Au moment où les convives prenaient congés, Hugo proposa à Christine de la raccompagner à l’internat. Il savait qu’elle n’avait pas de voiture et l’hôpital se trouvait sur son trajet pour rentrer à Nancy. En fait, plus qu’un geste de galanterie, sa proposition cachait l’idée sournoise d’en apprendre en peu plus sur cette invitation qui semblait avoir pris tout le monde au dépourvu. Dans la voiture, Christine lui affirma qu’elle aussi n’était au courant de rien. C’est dire.

- Que fait la future épouse de Charles Henry ?
- Elle est professeure de dessin. Elle fait de très belles aquarelles. J’en ai vu quelques unes. C’est à ce moment qu’elle se mit à fondre en larmes.
- Tu ne vas pas me dire que tu es amoureuse en secret de Charles-Henry, ou pire encore, de moi !
- Arrête tes idioties, arriva-t-elle à glisser entre deux sanglots.
Retrouvant peu à peu le contrôle de ses émotions, elle demanda à Hugo de garder our lui ce qu’elle allait lui confier et qui lui semblait lourd à porter seule.
 
 
Les molles rafales d’un vent chaud de Juillet donnaient un léger coup d’archet sur la cime des arbres. Hugo entendait bruisser les feuillages, craquer de menues branches ou geindre un fût d’épicéa. Attisées par ce soufflet dérisoire, les odeurs d’essences de résineux arrivaient par bouffées molles à ses narines. Au sein des pauses de cet adagio nocturne, un fourré bruissait parfois de la fuite rapide d’un mystérieux animal alerté par l’arrivée inattendue d’un noctambule. Le cri de nuit d’une chouette chevêche se faisait entendre dans le lointain. Hugo percevait la respiration ample et tranquille de la forêt qui sommeille.
Au sein de cette obscurité dense, prise en défaut, la vision laissait aux autres sens leur plein registre. L’ouïe s’affinait, l’odorat redevenait animal et le toucher un précieux guide. Même, si le temps passant, Hugo s’accoutumait progressivement à la vision nocturne, ce n’était pas au point de redonner à ses yeux leur hégémonie. Le promeneur devait se faire rôdeur aux pas précautionneux. Arrivé au faîte d’une courte ascension, la densité de la forêt s’atténua et l’éclat argenté des eaux du lac en contrebas se mit à l’éblouir par intermittences. La lune s’y mirait en surface. Aucun nuage ne venait contrarier son plaisir de coquette. Seules, quelques ondulations du tain, levées par ce vent malicieux, troublaient ça et là son occupation de Narcisse. Après tout, ce n’était pas plus mal. Cela gommait les imperfections de sa peau grêlée.

Sur le trajet du retour, Hugo avait ressenti le besoin de venir se détendre sur les berges de ce petit lac de montagne niché dans la verdure au creux des granits. Il avait abandonné son véhicule à l’entrée d’un chemin en orée de forêt. Désormais, allongé sur la mousse qui bordait le maigre ruisseau, la tête au ciel, il contemplait la voute et ses milliards d’étoiles. Un clapotis berçait son observation des alchimistes qui avaient fourni à la terre les briques de la vie. Celle-ci montait du sol, et parcourant son corps, lui procurait la sensation intense de sa propre existence. Sa vie aurait la durée d’une étincelle au regard de celle du grand univers. En perdre une seule miette, il y avait de quoi se sentir coupable. En fait, la durée importait peu. C’était l’intensité qui primait. Il aurait bien aimé, qu’allongée à ses cotés, une femme l’accompagnât dans ses rêveries nocturnes. Mélusine était peut-être là, le guettant au travers d’un buisson. Viendrait-elle se poser sur la mousse après son passage? Pourquoi ne pas chercher à transcrire un jour le souvenir de ces sensations crépusculaires? Une lectrice de passage pourrait alors l’accompagner dans ce songe d’une nuit d’été? Un peu de courage, Hugo, jette-toi à l’eau sans peur de t’y noyer. Hugo comprit qu’on écrivait peut-être pour plaire à une femme imaginaire. Au moment où cette idée germait, comme dans un paysage de carte postale de Forêt Noire, une biche et son faon vinrent boire au lac. Le moment était magique.

Au cœur de cette sérénité retrouvée, il put enfin comprendre qu’on venait de lui fournir quelques heures plus tôt l’exception qui confirmait la règle sur un sens possible du mariage inventé par les Hommes. Christine lui avait confié que la petite femme brune serait bientôt emportée par une leucémie aiguë dépistée trop tardivement. Qu’un homme veuille l’accompagner dans ce court final après avoir validé l’amour qu’il lui portait aux yeux de témoins ignorants, faisait perdre l’insignifiance de cet acte. De quoi, en plus, indiquer à ceux-ci, le temps venu, qu’accompagner quelqu’un en époux jusqu’en lisière de la vie était probablement sa grande vertu.


Pierre TOSI - Décembre 2010