lundi 24 septembre 2007

Broken Flowers





Jim Jarmusch nous avait déjà gratifié de bons films comme “Down By Law”, “Dead Man” et “Night on Earth”. En 2005, il fait mouche à nouveau avec son excellent « Broken Flowers ». Les grands réalisateurs, comme les grands écrivains, se reconnaissent au style. Dans son dernier film, Jarmush travaille à nouveau un cinéma sans artifices dans lequel il privilégie les plans muets et les jeux d’attitudes aux dialogues superfétatoires. Une note d’Antonioni chez cet homme. Une fois encore, la bande son est à la hauteur. A se demander même si son film ne dissimule pas le prétexte de nous proposer des morceaux qu’il affectionne ?

Don Johnston, avec un «t», interprété par un Bill Murray au sommet de son art, campe un Don Juan moderne sur le retour rattrapé par son passé. Une lettre anonyme, typographie rouge sur papier rose, lui apprend qu’il a un fils de 19 ans parti à sa recherche. A grand renfort de manigances, son voisin de quartier, détective privé dans l’âme ou Commandeur masqué, haut en couleurs bien que noir de peau, le pousse malgré ses réticences à retrouver les roses fanées, vestiges d’anciennes amours brisées. Muni par ses soins zélés d’un plan de voyage détaillé, il parviendra sans coup férir à les débusquer. Spectateur, un tantinet voyeur, nous pénètrerons alors dans le mausolée souvent pathétique de ses anciennes conquêtes dont la trajectoire de vie à de quoi déconcerter un Don pourtant champion du flegmatisme désabusé. Dénichera-t-il au cours de ses pérégrinations les indices démasquant le corbeau rose et mère de son enfant caché ? L’humour du film se joue dans la finesse et les seconds rôles sont à la hauteur du personnage principal. A noter la présence à contre emploi d’une Sharon Stone parfaite. Sa fille, une Lolita fracassante, est probablement le pendant dans le miroir de l’adolescente qu’elle a été. Un grand cru à déguster à fines gorgées, justement récompensé par un « Grand Prix » au festival de Cannes.

Le site officiel, très ludique, vous donne un aperçu original de l’atmosphère du film

lundi 10 septembre 2007

Echos d'Eco...



Umberto Eco est un universitaire bolognais natif d’Alessandria. Ce spécialiste de la séméiotique, fin lettré à l'érudition aussi large que sa carrure, rêve-t-il pour cela de constituer un jour sa propre bibliothèque d’Alexandrie ? Dans ses romans truffés de références classiques, il nous guide au travers du labyrinthe des textes, nous aide à slalomer dans l'étymologie des mots et cherche à ranimer pour nous des parfums d’époques révolues dont nous sous-estimons en bons barbares les raffinements. «Il nome della rosa», le monumental polar médiéval qui l’a révélé aux yeux du grand public est une somme peu commune d’érudition qui nous démontre à l’envie que tous nos ancêtres n’étaient pas des butors pataugeant sans question dans l’obscurantisme et l’intégrisme abrutissant que les autorités, à certaines époques, tentaient d’imposer. Les principales voies de la pensée avaient été défrichées de longue date. Cachés au creux de bibliothèques obscures tenues parfois par des adulateurs de la pensée unique, des hommes curieux et courageux pouvaient dénicher nombre d’ouvrages en contenant les preuves. Pour Eco, le plus grand bonheur consiste sans doute à redécouvrir ces livres précieux qui témoignent de la profondeur ou de la vivacité d’esprit qui animait nos anciens. Ainsi, parmi ces scriptes artistes du Moyen-âge et enlumineurs de génie œuvrant laborieusement à leur conservation et à leur transmission, se trouvaient des dissidents prompts à la satire comme en témoignent leurs enluminures ironiques. Il est bon et impérieux de savoir rire de tout. C’est un des messages de son ouvrage, merveilleuse leçon d’histoire et résumé des théories qui s’affrontaient sous le contrôle d’une Eglise omnipotente qui délivrait les brevets de vertus et triait à la hussarde textes canoniques et apocryphes. Une leçon d’humour et de tolérance toujours bonne à méditer.

Le récit de l'aventure qu'écrit pour nous au crépuscule de sa vie, Adso ancien novice attaché à son maître et héros, prend sur la fin un ton désenchanté. Regrets de n'avoir pas eu la force d'infléchir un chemin de vie trop "orthodoxe"? Il se termine par une citation latine. Une recherche sur la toile m’a fait découvrir une facétie finale du merveilleux narrateur qu’est Umberto Eco : “Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus” (De la rose initiale ne subsiste que le nom, nous ne tenons plus qu'un nom dépouillé). Adso n’a jamais connu le prénom de la jeune fille qui l’a détourné incidemment de ses vœux de chasteté. De sa présence charnelle perdue, il ne garde qu’un nom vide de substance. Eco a changé une lettre de l’hexamètre original du « De contemptu mundi » de Bernard Morlaix écrit au XIIème siècle. Roma s’est muté en rosa. Pour le bien du récit dira-t-on...

Quelques citations savoureuses de l’auteur :

«L'important ce n'est pas tellement d'avoir des souvenirs, c'est toujours de régler ses comptes avec eux.»- Le Point - 15 Février 2002
«Une poule est l'artifice qu'utilise un oeuf pour produire un autre oeuf.»

«Il y a quatre types idéaux : le crétin, l'imbécile, le stupide et le fou. Le normal, c'est le mélange équilibré des quatre.»- Le pendule de Foucault
«La science ne consiste pas seulement à savoir ce qu'on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce qu'on pourrait faire quand bien même on ne doit pas le faire.»- Le nom de la rose
«Rien ne communique plus de courage au peureux que la peur d'autrui.» - Le nom de la rose
«La télévision rend intelligent les gens qui n’ont pas accès à la culture et abrutit ceux qui se croient cultivés.»
«Si Dieu existait, il serait une bibliothèque.»- L’événement du Jeudi - 9 Avril 1998
«Dans le monde entier, il existe un moyen infaillible de reconnaître un chauffeur de taxi : c'est quelqu'un qui n'a jamais de monnaie.» - Comment voyager avec un saumon
«Les thèmes de la tragédie sont universels, alors que ceux de la comédie sont plus ancrés dans les cultures.»
«L'écrivain essaie d'échapper aux interprétations, non pas nécessairement parce qu'il n'y en a pas, mais parce qu'il y en a peut-être plusieurs et qu'il ne veut pas arrêter les lecteurs sur une seule.» - Le Point - 15 Février 2002
«Chaque écrivain raconte toujours une même obsession.» - Télérama - 10 Septembre 2003
«Le prix à payer pour avoir Einstein d’un côté, c’est d’avoir un imbécile de l’autre côté !» Télérama - 10 Septembre 2003
«Nous savons que nous allons vers la mort et, face à cette occurrence inéluctable, nous n’avons qu’un instrument : le rire.» - Télérama - 10 Septembre 2003
«C'est votre père qui est votre obligé, et non point le contraire : vous payez de bien des années de larmes un sien moment de plaisant chatouillement.» - L’île du jour d’avant
«La fonction essentielle d'une bibliothèque est de favoriser la découverte de livres dont le lecteur ne soupçonnait pas l'existence et qui s'avèrent d'une importance capitale pour lui.

jeudi 6 septembre 2007

La lenteur et les danseurs de Kundera

L’écrivain, au sens noble du terme, se doit de posséder des capacités d’observateur malicieux des travers de son époque. Les plus grands savent de surcroît illustrer brillamment les plus intemporels. Chaque pouvoir tente à sa façon d’étouffer les pamphlets. Les grands bonimenteurs poursuivent le rêve secret d’occuper à l’envie le devant de la scène en cantonnant dans des réserves les contradicteurs qui ont l’outrecuidance de mettre le doigt là où cela leur fait mal. Contrôler les médias est une arme universelle. Une variante du moment consiste à noyer les étals des rayons littérature de la grande consommation de romans de gare indigents réussissant à dissimuler sous un fatras quelques perles noires dangereuses. Je range Milan Kundera parmi les écrivains « modernes » susceptibles d’irriter un temps nos histrions nationaux. Les monceaux de pâte à papier des derniers monuments de platitudes pseudo autobiographiques de starlettes éphémères du show-business ou les pavés indigestes commémorant le dixième anniversaire de la mort de Lady Di ont cette capacité d’ensevelissement. Le terrain de prédilection de ces « danseurs » étant avant tout le champ des caméras, ils se moquent sans doute comme d’une guigne de ces brûlots et peuvent s’adonner sans retenue à toutes les pitreries auxquelles les convient leurs conseillers en communication. Je relisais récemment un petit ouvrage de cet écrivain dont je guette chaque publication : « La lenteur ». N’ayant aucune prétention à la critique littéraire, je me contenterai pour vous inciter à le lire, de reproduire dans ce billet les principaux extraits d’un bon article publié sur Internet à son sujet.

« On sait bien que Milan Kundera n'appartient pas à la nombreuse famille des écrivains «fous du volant», mais les sentiments que lui inspire le «siècle de la vitesse» le rangent même parmi les nostalgiques du petit trot. Il observe avec sévérité l'impatience des automobilistes et, bien au-delà de la sauvagerie routière, la rotation éclair des rois de l'esbroufe et des vedettes de l'Actualité Historique Planétaire Sublime. Bref, une nouvelle fois il enfonce le clou.

Et à ce clou il accroche une oeuvre de petit format, intitulée La lenteur. Au premier plan: la «casserole de la célébrité», ustensile exécré du maître. Au second plan: un château dans un coin de verdure. En s'approchant, on peut voir une piscine au bord de laquelle un jeune couple est en train de faire l'amour, sous les yeux de quelques curieux... A la fenêtre d'une chambre, Kundera lui-même. Derrière lui, sa femme, Véra. Et, dans un lointain à la Watteau, un spectre en costume XVIIIe croise un jeune motard. Explication: l'auteur et son épouse passent la nuit dans un château-hôtel également occupé par des congressistes, dont fait partie le jeune couple, et hanté par les personnages d'un récit de Vivant Denon, Point de lendemain, dont fait partie le spectre. Une forte ironie pèse sur ce tableautin, exécuté d'un trait appuyé.

Sous ses airs de pochade, cette ouvre est un pamphlet. Selon l'artiste, il suffit de comparer notre société à celle du XVIIIe pour constater l'étendue des dégâts. Le monde sur lequel brillaient les Lumières n'était qu'étincelle, vivacité, prompte repartie. Aujourd'hui, les projecteurs semblent braqués sur des lourdauds pressés. Leurs pensées se traînent, mais ils pilotent de grosses cylindrées qui leur font battre des records de rapidité. Le port du casque vient un peu tard: l'intelligence est déjà en capilotade.

Ce roman de Kundera invite à regretter l'époque de Laclos, où l'on prenait le temps de réfléchir, de flâner, de retarder délicieusement le moment de la jouissance et de renouveler la volupté par la rêverie.

Dans Le mariage, Figaro se plaignait qu'on ait nommé un danseur où il fallait un calculateur. Que dirait-il aujourd'hui? Selon un personnage de La lenteur, le danseur est partout. Il occupe toutes les places. Pour obtenir ovation et adhésion, rien de plus simple: faire un bon geste. Tenir un enfant par la main, l'abbé Pierre par l'épaule... On peut aller jusqu'à soulever un sac de riz en Somalie. On aura l'air chargé de toute l'espérance du monde. Mais avant de jouer les atlantes de la charité il faut bien repérer la caméra.

Milan Kundera fustige le règne des imposteurs qui tiennent boutique d'altruisme et branchent leur propre enseigne sur celle de la Douleur.

De son premier recueil de nouvelles, Risibles amours, aux grands romans, La plaisanterie, La vie est ailleurs, L'insoutenable légèreté de l'être, ou à ses essais écrits en français - comme d'ailleurs La lenteur - Kundera n'a cessé de voir son public s'élargir. Il ressemble pourtant à Vivant Denon dont il dit dans La lenteur que le public qu'il désirait séduire «n'était pas la masse d'inconnus que convoite l'écrivain d'aujourd'hui, mais la petite compagnie de ceux qu'il pouvait personnellement connaître et estimer».

Et qu'on ne compte pas sur lui pour faire de la dissidence sa «spécialité». Le pouvoir communiste l'a pourtant très cruellement «puni». En détruisant par exemple toutes les matrices des enregistrements de son père. Ou en assiégeant, emprisonnant sa vieille mère mourante dans son agonie pour, selon Claude Roy, «la dérober un peu plus au fils lointain».

Dans La lenteur, il est question d'une fausse dissidence. Celle d'un entomologiste tchèque. Après l'effondrement du communisme qui l'avait arraché à ses recherches et contraint de devenir maçon, cet homme arrive à un congrès en France, avec l'auréole du martyr. Ses confrères l'applaudissent debout, et si longuement qu'il en oublie de prononcer son intervention. Or, lui seul sait qu'il n'a été «dissident» que par lâcheté: il n'avait pas osé tenir tête à «une dizaine d'opposants notoires qui s'étaient engouffrés dans son bureau et lui avaient demandé de mettre une salle à leur disposition».

Le congrès en question se déroule donc dans le château où Vivant Denon situa son récit. Point de lendemain raconte l'histoire d'un jeune gentilhomme qui passe une exquise nuit d'amour avec une dame désireuse de détourner sur lui, sans le lui dire, les soupçons qui pèsent sur son véritable amant, un marquis. Quant au jeune motard qui, dans le parc du château, croise le fantôme du gentilhomme, il vient de copuler en public afin de parodier les exhibitions télévisées de ceux qu'excite cet «infini sans visages» qu'on appelle commodément «le monde entier». Mais au cours de l'action son sexe n'a pas suivi. Il a dû se borner à simuler le coït. Imitant par là le bluff du petit écran.

Kundera oppose la puissance du vrai libertinage à l'impuissance tyrannique de l'image, les plaisirs d’Épicure à ceux de la voiture... Le lecteur attentif trouvera bien d'autres leçons dans les multiples plans et profondeurs de cette fable. Refusant les interviews l'auteur laisse à chacun le soin de tirer sa morale et conseille simplement de prendre son temps. »