jeudi 16 juillet 2009

Alea jacta est


Mosaïque du VIème siècle - Basilique Saint-Vitale - Ravenne, Italie - Théodora et sa cour


"Nous savons que nous allons vers la mort et, face à cette occurrence inéluctable, nous n’avons qu’un instrument : le rire."
Umberto Eco


- Monsieur le Directeur, Madame Marie Jossult désirerait une entrevue sans rendez-vous.
- Camille, dois-je vous répéter pour la centième fois que je vous paye pour m’éviter ce type de passage en force ?
- Oui, Monsieur, je vais lui demander de suivre le protocole. Mais elle a vraiment insisté.
- Toujours pas compris que le "non" faisait partie de vos fonctions ?

Charles Brennus, enfile un manteau à la va-vite et sort en trombe de son bureau perché en haut d’une des tours de la Défense. Dans le couloir, il croise une étrange beauté brune au regard de statue.

- Si c’est elle qui insistait tant pour me voir, j’aurais pu rogner sur mon organigramme, se dit-il en lui-même.
Sans y penser plus longtemps, il s’engouffre dans l’ascenseur. Deuxième sous-sol. Au pas de course, porte-documents de cuir sombre en main, il se dirige vers sa Porsche noire pour foncer à son club de remise en forme. Il en est un des principaux actionnaires. Quelques infractions au code de la route plus tard, arrivé à destination, il part directement au vestiaire, saluant à la volée quelques connaissances sur son parcours. C’est parti ensuite pour une trentaine de longueurs de piscine et cinq kilomètres de course sur tapis. Une douche rapide et le voilà de nouveau en uniforme de man in black. Il passe à la cafétéria récupérer une bouteille d’eau dans le distributeur de boissons. L’étrange femme qu’il a croisée dans ses bureaux est assise à une table. Elle lui jette un regard moqueur.

- Elle me file ou quoi ? Jamais vue cette nana avant au club. Faudra que je me renseigne auprès du gérant. Une fois de plus, je suis à la bourre. Ma femme doit m’attendre depuis plus d’une heure au vernissage de Claire qui expose ses tirages d’un reportage en Italie. Tu parles d’un pensum. On va encore bouffer de la pierre et des œuvres d’art à toutes les sauces dans ce pince-fesses. Une heure de gagnée, c’est déjà ça !

Conversations mondaines. Coté femmes, les prochaines destinations exotiques permettant d’échapper aux rigueurs de l’hiver. Coté mecs, les dernières fluctuations boursières et l’élaboration d’un hit-parade des plus beaux culs de la soirée. Bruno Hauteclerc propose son podium: «Tiens, celui-là, inconnu au bataillon !». Charles, toujours dans l’action, attrape une coupe de champagne sur un plateau d’hôtesse et fonce en direction de l’inconnue figée devant une photo.

- Claire a trouvé sa première cliente ?
- Charles Brennus a toujours en tête des préoccupations affairistes. J’admirais sans idée mercantile ce cliché d’une mosaïque des premiers siècles de l’ère chrétienne. Elle lui répondait dos tourné, comme si elle connaissait parfaitement sa voix. Au bout d’une dizaine de secondes, elle finit par se retourner.
- Encore vous ! Les agences de filature doivent avoir désormais dans leur arsenal un outil de téléportation ! Vous êtes d’une obstination incroyable et ne rechignez pas à faire des heures sup !
- Avez-vous déjà visité Ravenne ?
- Non, mais mon épouse m’a gavé de séjours découverte du patrimoine d’autres cités italiennes. Au pas de course!
- Un couple axé sur la performance! Cette mosaïque orne un panneau d’abside de la Basilique Saint-Vitale. On y voit, Théodora, l’épouse de l’empereur byzantin, Justinien. Il libéra cette ville du joug arien il ya plus de mille cinq cents ans. Et Charles Brennus qui pense que le monde a commencé à exister à sa naissance?
- Subjugué, par les références historiques!
- Savez-vous que vous portez le patronyme latinisé d’un glorieux chef gaulois?  Sénon de Cisalpine. Nous remontons le temps encore un peu plus. Cette fois, nous sommes cinq siècles avant Jésus Christ.
- Séché! je croyais porter celui du créateur du "planchot". Le fameux bouclier de Charles, celui cher aux rugbymen. Référence historique sans intérêt sans doute, parce trop proche de nous?
- C’est vrai que le Charles Brennus actuel qui veille à ma bonne hydratation - elle prit le verre qu’il lui présentait - est toulousain d’origine. Qui plus est, ancien joueur de rugby universitaire. Ah! les effluves enivrantes de testostérone qui émanent du beau poulet de ferme occitan qui a gravi l’échelle sociale à vitesse grand «V». Aidé en cela par les placages qui ont fait toute sa réputation...
- Vous connaissez mon dossier par cœur! Mon hypothèse se confirme. Vous appartenez au FBI. Comme vos vannes, d’ailleurs. Éludant une fois encore la question, elle poursuivit ses propos érudits.

Basilique Saint-Vitale - Ravenne, Italie

- Brennos, c’est son nom français. Il se trouvait à la tête de robustes piliers avant l’heure. Il mit en déroute les troupes romaines déconcertées par son impétuosité et les cris de son pack. Épouvantées, elles se réfugièrent dans Rome. Les Romains ont enjolivé l’histoire pour garder la face. Ce ne sont pas les oies du Capitole qui ont alerté la population. C'est une légende. En fait, ce sont les Vénètes qui les sauvèrent de ce mauvais pas en contraignant les Sénons à traiter avec eux. Brennos aurait prononcé la phrase célèbre « Vae victis ! ». Je la verrais bien dans votre bouche!
- Je prends, mais quel rapport avec Ravenna.
- La ville a été un temps sous sa férule. Savez-vous qu’à Ravenne se trouve le tombeau de Dante, le grand poète florentin auteur de la Divine Comédie ?
- En fait, je me trompe, vous êtes plutôt prof d’histoire ?
- Certains le disent…
- Et je suis un monument historique en péril auquel vous vous intéressez.
- Je fais mon job...
- Qui consiste en ? Charles trouvait la femme de plus en plus énigmatique.
- Savez-vous faire autre chose que de poser des questions? La dame noire lui prit le bras. Trouvez un stratagème pour vous éclipser. Je vous donnerai ailleurs des indices concernant ma profession.

Quelques minutes pour parlementer avec son épouse et Claire, la photographe, et Charles rejoint la femme.

Elle lui fait traverser en voiture une partie de la ville pour l’amener dans un bistro du quartier Montparnasse : «L'autre Rive ». A peine installés, elle lui pose cette question abrupte:

- Croyez-vous en la Destinée ?
- Non. Si tout avait été écrit avant par quelqu’un dans un grand livre, sa rédaction resterait, quoi qu’il en soit, abandonnée aux hasards de son imaginaire. Alors, autant laisser chaque homme écrire sa phrase. C’est tout aussi simple et ça facilite l’approvisionnement à flux tendu en encre et papier.

Mosaïque de Saint-Vitale - Détail -

- Belle réponse. La tête et les jambes! En ce qui concerne les jambes, pourquoi sont-elles toujours en action chez vous? Qu’est ce que vous fuyez au juste?
- Peut-être ce genre de questions à la con ?
- Le présent vous rassure, le passé vous ennuie, le futur vous fait peur ?
- Le futur proche, non, c’est le principal carburant de l’homme d’affaire !
- Oui, mais la vieillesse, la mort, le futur lointain ?
- La mort, c’est quoi au juste ? Personne n’est jamais revenu pour nous en parler. Alors, on verra bien!
- Certes, mais c’est tout de même une affaire qu’on maîtrise peu, à moins d’avoir recours au suicide. Inquiétante tout de même son irruption soudaine. Surtout pour un pur-sang hyperactif assoiffé de projets et de réalisations comme vous...
- Misez sur un autre cheval, si ce type d’hommes vous irrite. Placez vos billes sur un intello, pas sur un golden-boy.
- J’y réfléchis... Vous voyez cet homme en train de griffonner sur un calepin, quelques tables plus loin. C’est un très grand poète. Personne ne le sait. Il pourrait constituer une alternative intéressante à mes paris, pour reprendre votre métaphore.

Thédora - Basilique Saint-Vitale - Détail de la mosaïque du haut de billet.

- Vous le connaissez ? C’est un ami, un amant ?
- L’avez-vous vu regarder dans ma direction? Sans doute l'aurait-il fait s’il me connaissait ? Dieu le préserve d'un intérêt de ma part pour sa personne. Je suis d’un commerce dangereux.
- Merci de vous intéresser à moi, alors! Pas prof… voyante ou cartomancienne? Oui, c’est ça, vous avez des allures de diseuse de bonne aventure
- Vous croyez au libre arbitre, et estimez que Dieu joue aux dés.
- Je ne crois pas en Dieu.
- Il faut donc que d’autres lancent les dés à sa place. Chaque homme le ferait à son tour, selon vous? Je suis peut-être une joueuse de dés professionnelle?
- Vous parlez toujours comme çà, par ellipses ?
- Oui, on m’en fait régulièrement grief. Sa femme est morte. Il écrit des poèmes qui l’aident à la retrouver. Il pense trop à la mort pour qu'elle sache le surprendre.
- Il s’appelle Orphée et vous vous appelez Perséphone ?
- Votre secrétaire vous a donné mon nom. Il signe mon identité. Vous n’êtes pas amateur d’anagrammes, Charles?

Un mouvement de bras, malencontreux de sa part, le verre de Charles Brennus se brisa en touchant le sol. Il était vide.Un serveur en costume noir s’empressa de balayer les morceaux épars. C'est alors que la femme brune convia son invité à quitter la place. Charles Brennus s'engagea au cœur d’une sombre nuit d’hiver au bras de la Mort qui avait lancé son dé.

Pierre TOSI - Juillet 2009

SUITE :  La nuit du mort vivant

Basilique Saint-Apollinaire in Classe - Ravenne, Italie


Cette nouvelle m'a été inspirée par une mosaïque de Saint-Vitale dont un des personnages semble tirer le rideau sur la porte sombre ouvrant sur un monde mystérieux. Quelques jours plus-tôt, j'avais revu le film de Cocteau, "Orphée" et "Orfeu Negro" de Camus, ça joue aussi! La femme brune de cette histoire est assez prétentieuse, un brin coincée. Que l'histoire serve d'avertissement aux hommes pressés qui comparent les postérieurs féminins dans les pince-fesses et écoutent d'une oreille distraite le nom d'une solliciteuse fourni par une secrétaire zélée. Mais, au fait, ne serait-elle pas complice?

2 commentaires:

  1. Pierre TOSI , Pour vous iLlustrer vous devez lire "l'excelent ouvrage de Paolo Cesaretti
    THEODORA.
    Bien sur si vous n'estes pas mysogine

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    1. Merci pour la référence: « Ma seule et folle misogynie : je ne pardonne pas aux femmes d’aimer les hommes. »
      La suite de cette nouvelle dans le blog, "La nuit du mort vivant", peut éclairer les idées de l'auteur sur le sujet.

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