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mardi 17 décembre 2013

Conte de Noël


Recroquevillé dans un duffle-coat qui résistait de plus en plus mal aux assauts de la bise en cette veille de Noël, Thomas Lanier remontait d’un pas vif une artère principale de la ville. De nombreuses devantures restaient illuminées malgré la clôture. Tous ces scintillements enjôleurs ne savaient égayer ses pensées moroses. Il croisait de rares passants. Certains, comme lui, déambulaient indifférents aux lieux traversés. Quelques clochards étaient en quête d’un coin chaud où passer la nuit. Tous ne semblaient en fait n’avoir en tête que le besoin impérieux de se réchauffer au plus vite. Dans les voitures qui circulaient à vive allure, Thomas entrapercevait des passagers sur leur trente-et-un et des paquets cadeaux sur la plage arrière. Les festivités du réveillon étaient en route.

Thomas détestait le mois de décembre. Depuis plusieurs années, il s’arrangeait pour le traverser en ermite. Seul, son fils lui rendait une visite symbolique les lendemains de réveillons. Fatigué par les excès de table et une nuit courte, il ne lui offrait alors qu’un visage pâle aux yeux cernés. Au fil des siècles, Noël était devenu la fête commerciale des petits. La Saint-Sylvestre sonnait la revanche des adultes dans un registre équivalent. Un bal masqué propice aux migraines et aux dégueulis. C’était le point de vue de Thomas. Il s’était commis jadis dans des soirées à blaireaux. Il les imaginait dans une semaine beuglant, un verre d’alcool en main. Il les voyait, coiffés de chapeaux en papier ridicules, lancer des langues de belle-mère et des cotillons, en poussant des rires gras. Les vannes à deux balles fusaient dans la chenille au sein de laquelle une partie de la troupe se dandinait. Et puis, des femmes en tenue de chasse buvant les allusions égrillardes de mâles lourdingues en treillis d’apparat. Le lendemain, le désinhibant du commerce avait souvent bon dos, était bien opportun pour se filer une absolution furtive. Les maris, souvent plus imbibés que leur épouse, se fichaient complètement du manège. Ils en profitaient pour circonvenir une autre fatale en chaleur, ou une égérie du coup facile. Une fois de plus, ceux et celles qui étaient restés sobres se trouvaient face au constat, consternés. Qui de s’afficher en société avec un bellâtre, qui avec un balourd, qui avec une écervelée ou une allumeuse notoire. Tout rentrait dans l’ordre après la fête. En vieillissant, Thomas s’était mis à haïr ce lâche abandon du respect de l’autre et de soi-même. Ses coreligionnaires préféraient maintenir en vie artificiellement des sentiments moribonds. Tout plutôt qu’une solitude physique angoissante. Tout pour sauver les apparences et s’afficher officiellement accompagné. Avec de pareilles idées en tête, il ne pouvait que s’exclure de ces représentations rituelles d’un bonheur bruyant, joué derrière un déguisement.


Thomas venait d’arriver à la hauteur de sa Jaguar. Une contravention était coincée derrière un essuie-glace. Même le jour du réveillon, le maire asticotait ses chiens de garde. Il fallait alimenter les caisses pour les cadeaux de fin d’année des vieux et les galettes des rois. Dans les semaines à venir, l’édile municipal allait serrer des louches à qui mieux-mieux, à s’en démantibuler les phalanges.

Thomas démarra en trombe. Au bout de cent mètres, il tapa le cabas d’une vielle qui traversait en dehors des passages piétons. Elle fit en roulé-boulé salvateur qui lui évita l’impact. C’était le pompon ! Il gicla de sa voiture pour l’aider à se relever. Puis, rassuré qu’elle puisse se tenir debout sans problème, il la fit gesticuler comme un pantin, pour vérifier qu’elle n’avait vraiment rien de cassé nulle part. Non, la vielle était robuste et avait conservé la souplesse d’un chat. Il lui demanda si elle ne voulait pas qu’il appelle une ambulance, tout de même, par sécurité. Elle le regarda de travers en lui disant qu’elle avait autre chose à faire que de passer la nuit de Noël à la Cour des Miracles pour servir de cobaye aux apprentis toubibs. Il n’y avait que deux œufs qui avaient trinqué dans son sac à provision. Le seul problème, pour elle, c’est que cet incident lui avait fait rater le dernier bus. Thomas, content d’avoir échappé de peu au fait divers « rubrique des chiens écrasés », lui proposa de la ramener chez elle. La veille accepta avec un trait d’humour : « Je sais que ce n’est pas prudent de se faire raccompagner le soir chez soi en voiture par un inconnu. Mais cela fait tellement longtemps qu’on ne m’a pas culbutée sur le siège arrière d’une limousine. »

Thomas détestait les vieilles. Pour lui, leur papotage avait toujours des relents de naphtaline et leurs histoires en boucle remontaient au minimum à la dernière guerre mondiale. Leurs sempiternelles doléances tournaient autour des problèmes de constipation, du médecin qui ne passait jamais au bon moment, des enfants et petits enfants qui leur rendaient visite de façon trop parcimonieuse. Elles étaient vraiment trop vielles pour vivre encore. Elles attendaient avec impatience le jour où elles allaient retrouver leur cher défunt dans sa tombe. Elles n’imaginaient pas un seul instant que le jour où il avait passé l’arme à gauche, il s’était peut-être senti soulagé d’échapper aux griffes d’une emmerdeuse. Difficile tout de même de croire qu’elles attendaient la mort avec une telle sérénité. Au premier pet de travers, elles faisaient venir le médecin dare-dare. Elles priaient le Bon Dieu tous les soirs pour qu’Il leur accorde la faveur de partir tranquillement en plein sommeil, croyant sans doute qu’elles étaient les seules à espérer une mort du genre, rapide et confortable. Il faisait toujours froid dans la maison des vieilles. Elles économisaient sou après sou pour se payer des vacances de rêve dans l’au-delà. Thomas estimait que les vieux sont rarement surbookés, qu’ils ont plutôt une vie réglée comme du papier à musique. Pourquoi donc étaient-ils toujours si impatients ? Ils font l’ouverture des magasins, cherchent à passer en premier aux caisses, grillent des places dans les files d’attente. Certains même, en se ratatinant comme de veilles éponges, ne distillaient plus que du vinaigre au sein de leurs propos.

Celle que Thomas venait d’envoyer au caniveau conservait de l‘humour. Pourtant, un pareil salto arrière en aurait fait vitupérer ou geindre plus d’une, voire, l’aurait mise au tapis. Il allait faire sa BA de Noël rapidos en la ramenant chez elle et en payant les œufs cassés.

Elle habitait un petit pavillon de banlieue dans une rue qui déroulait des maisons clones bâties dans les années trente.

- Toujours pas de courbatures, la cascadeuse, demanda Thomas après avoir garé son véhicule en face de sa maison?
- J’ai au moins sept couches de vêtements sur moi. Un vrai oignon. Ça absorbe les chocs, lui répondit-elle, son cabas serré contre elle sur le siège passager. Thomas n’imaginait pas qu’elle parlât de couches-culottes.
- Donnez-moi vos provisions, je vais les déposer dans votre entrée, et puis je vais vous rembourser vos œufs.
- Vous riez ! Deux de moins, ça arrangera mon cholestérol. Rentrez une minute, je vous paye un vin chaud pour la course. J’ai réfléchi. A mon âge, c’est plus raisonnable de me faire culbuter dans un lit douillet. En souriant, Thomas se demandait, sans classer illico la vieille dans le lot, si la nymphomanie fléchissait avec le grand âge.
- Vous avez le matériau pour confectionner le philtre proposé, lui demanda-t-il, comme s'il n'y croyait guère?
- Mon défunt mari m’a laissé une cave de restaurant. Il ne supportait plus l’alcool sur la fin. Il avait dû épuiser rapidement son capital picole à grands coups de Picon bière. Je me fais un vin chaud tous les soirs en hiver pour éloigner le médecin. C’est aussi efficace qu’une pomme, le matin.
- La pomme, vous savez, il faut lui envoyer en pleine poire pour que ça marche…
- Vous savez rigoler, vous ! Ça annule le point malus que je vous avais collé pour « ange de la mort des vieilles qui traversent en dehors des clous ».
- C’était sévère. Je vous ai loupée lamentablement.
- Mon heure n’était pas encore arrivée, c’est tout.
- Toutes blessent, seule la dernière tue, c’est vrai. Va pour un vin chaud pour attirer le médecin.
- Ah bon ! Vous êtes toubib ? Vous faites votre clientèle en roulant dessus ?
- Je suis à la retraite. J’aurais la Sécu et le Conseil de l’Ordre sur le dos !
La vieille le fit entrer directement dans sa cuisine. Tout en préparant sa décoction vaccinale, elle continuait à lui faire la causette.
- Au fait, personne ne vous attend pour le réveillon ?
- Non, je ne suis plus fanatique de ces célébrations institutionnalisées, confessa Thomas.
- Vous êtes le Grinch français, alors ?
- Vous connaissez le film !
-Je regarde beaucoup la télé. C’est classique à mon âge. Je regarde même les séries américaines, les nuits d’insomnie. J’aime bien NCIS.
- Désolé, je n’ai ni les lunettes, ni la coupe de David McCallum. Je dis «désolé», parce que c’est un tic verbal dans les séries ricaines. On l’entend au moins dix fois par épisode.
- C’est vrai, j’avais remarqué aussi ! Ils pourraient varier avec «Cela m’attriste profondément». Mais pour le doublage, c’est pas génial, sauf quand l’acteur est de dos. Non, vous avez en fait de faux airs de  Mark Harmon. J’aime mieux. L’autre, c’est celui qui découpe la viande froide, c’est ça? Je vous ai dit que mon heure n’avait pas encore sonné. Il n’aurait rien à faire avec moi.
- Nous trinquerons alors à ce qu’elle ait été programmée dans plus de 20 ans !
- Non merci ! Je ne vois pas l’intérêt de faire une centenaire gâteuse, prête à l’embaumement, qu’on exhibe ahurie devant un bavarois d’anniversaire au milieu du crépitement des flashes.
-Alors, ce sera à la robustesse… de vos neurones… de vos os… et des piles des sonotones !
- Vous pouvez ajouter aux rencontres qui permettent de bien rigoler. C’est aussi de la Médecine, hein? Ce serait bon pour le cœur et les poumons, j’ai lu ça quelque part. Je voulais ajouter «à la robustesse des sphincters», mais j’ai pensé que ça manquerait de classe ou de poésie.
- C’est vrai, la descente d’organe et l’incontinence urinaire d’effort sont rarement évoquées dans les sonnets de Ronsard.

Son verre de vin chaud à la main, Thomas imaginant que la formule ferait rire cette vieille de choc, lança finalement haut et fort une dédicace de corps de garde d’antan : « A nos femmes, à nos chevaux, et à ceux qui les montent !».

La vieille ajouta, en se tordant de rire : «J’en parlerai à mon cheval. A mon mari, même s’il est raide de raide, plus joignable ! Qu’il repose en paix, le pauvre. Il a fait son devoir conjugal très honorablement.»

Le temps passait. Thomas conversait avec un plaisir non dissimulé. Le spécimen de vieux qu’il venait de débusquer était haut en couleurs. De quoi ébrécher son a priori globalisant sur les cotés sinistres du monde des vieux. Cette conversation, amusante et parfois provocatrice, s’affranchissait en plus des codes habituels entre deux personnes n’appartenant pas à la même génération. En somme, il traînait un peu les pieds avant de prendre congé.

- Si personne ne vous attend, et que cela vous dit, j’étais sortie faire des courses pour me préparer un repas de fête à ma sauce. Je peux mettre les petits plats dans les grands.
- Ce serait vraiment abuser de quelqu’un que j’ai failli aplatir et à qui j’ai déjà mangé deux œufs...
- Arrêtez avec ça ! Vous venez de m’apporter une anecdote à laquelle repenser pendant les longues soirées d’hiver. Cela n’arrive pas à n’importe qui, tout de même, de se faire harponner par Leroy Gibbs un soir de réveillon.
- Et d’arriver à le dérider un peu. Il a un parapluie dans le derche votre héros.
- Vous croyez que le Grinch c’est mieux ! Au fait, vous avez déjà eu une femme ou des enfants ?... Enfin, vous comprenez ce que je veux dire.
- J’ai été marié, oui, et j’ai un fils de 30 ans. Et au milieu de tout ça dans l’ordre et le désordre, j’ai mené une vie sentimentale assez décousue.
- C’est une mauvaise chose pour un homme que de vivre seul, vous savez.
- Pas pour une femme ?
- Les femmes, elles se laissent moins aller en pareil cas. Regardez-vous ! Vous êtes maigre comme un coucou. Vous devez manger sur le pouce, quand vous y pensez.
- J’ai cru comprendre que, vous aussi, vous avez été mariée. Des enfants et petits enfants ?
- Non, je n’ai pas pu en avoir.
- Vous avez su pourquoi ?
- Comment dit-on de nos jours ? Ah oui, une sexualité à risques.
- Je vois, salpingite, endométrite ou truc du genre. Les partenaires multiples, c’est pas sans risques pour les muqueuses et ça favorise les maladies en « ite » du secteur.
- Oui, et en plus, pour le plaisir que j’y ai trouvé...

Thomas sentit que le sujet avait jeté une ombre sur la conversation. En pareil cas, il bottait en touche. Cette vieille dame était brute de décoffrage dans ses propos, nature, sans chichi. Il décida qu’il pouvait fouiller un peu le sujet sans qu’elle juge cela impudique.

- Je ne suis pas bien le sens de votre dernière phrase.
- Vous êtes fan de Zola ?
- Vous savez, ma profession m’a habitué à fréquenter l’auteur.
- Alors, je me lance. Je suis une ancienne fille de l’Assistance, comme on disait avant. Bon, on ne m’a pas abandonnée sous un porche d’église, mais je ne connais pas mes parents. Très jeune, après que j’en sois sortie, j’ai fréquenté un baratineur, un beau gosse dont je suis tombée raide dingue. C’était une arsouille qui a réussi à me mettre sur le trottoir. La technique habituelle du début de carrière filles de joie à mon époque. Un coup je te souffle le chaud, un coup le froid, et roule ma poule, ça vaut mieux pour toi. Faut pas croire toutes ces conneries qu’on dit sur les gagneuses qui feraient le tapin comme si elles allaient pointer à la Samaritaine. C’est violent le milieu de la prostitution. Mon maquereau ne me tapait pas souvent, mais, demander de faire ça à une fille,  qui en plus n’avait  pas grand-chose dans le cigare à cet âge, c’est de la violence par manipulation. C’est mon Riri qui m’a sorti de là. Il s’est fait tabassé quand ils ont fini par nous retrouver, mais cela a fini par se tasser. J’ai appris à travailler autrement qu’avec mon cul, excusez pour l’expression, et à demander à la vie rien de plus que ce qu’elle pouvait me donner. Mais tout ça, c’est de la vieille histoire. C’est vrai, j’aurais bien aimé avoir des enfants avec Riri. C’est normal pour une femme, non ?
- Légitime, oui. Cela entraîne aussi un paquet de soucis. Faut pas l’oublier.
- A trop réfléchir, on n’en ferait jamais, vous savez. Le votre vous a fait des embrouilles?
- Pas vraiment, mais au fil des ans, les liens se sont desserrés petit à petit. Je le vois tous les tremblements de terre, quand lui revient à l’esprit qu’il a un père, ou quand son travail lui laisse un peu de temps.
- Ça, c’est nul. Faut pas laisser les choses filer comme ça. Faut toujours montrer aux gens qu’on aime, qu’on aime bien aussi, qu’on pense toujours à eux. Vous devriez lui téléphoner plus souvent. Faut pas non plus tomber dans ce truc à la mode qui veut que ce soit mieux de ne pas vivre en couple comme avant.
- Je connais quelqu’un depuis plusieurs années, et nous avons effectivement décidé d’un commun accord de vivre chacun chez soi et de ne se voir que pour passer des bons moments.
- Au début, une femme vous fait toujours croire que c’est possible, mais vient toujours le temps où elle ressent le besoin de vivre avec vous sous le même toit. Les humains, c’est pas fait pour vivre comme ça, à se voir quand ça leur chante. C’est mon point de vue. Il vaut ce qu’il vaut. Mais on veut toujours que les gens pensent comme vous. C’est comme si je me permettais de vous donner des leçons. Allez, on n’est pas ici pour parler conseils matrimoniaux. Je ne suis pas une référence dans le domaine. Je vais me mettre au piano. Installez-vous au salon. Vous trouverez bien un bouquin à lire en attendant.
- Je peux vous donner un coup de main !
- Pas de bonhomme en cuisine ! Je suis de la vieille école !


GIF animé made in Mansarde - CLIC pour agrandir -
Impossible d’insister. Thomas partit s’installer au salon. Il jeta son dévolu sur un canapé gracieusement recouvert d’un patchwork. Le salon était kitsch à souhait. Tapisserie d’un autre âge, desserte encombrée d’une quincaille de bibelots au goût douteux, castagnettes accrochées au mur, le tableau en canevas aux thèmes de chasse, une boule en verre sur une vieille télé. Le machin qu’on secoue pour faire tomber la neige sur un père Noël en traineau. Rien ne manquait, en somme. Cela lui rappelait les pièces aussi typiques dans lesquelles il s’était retrouvé en visite quand il remplaçait en Médecine Générale avant de devenir cardiologue. Le chanteur Renaud avait dû être invité un jour ici. Dans son inventaire rapide, seul un objet interrogeait Thomas. Il y avait un piano droit de belle facture contre un mur du salon. Il demanderait à la vieille dame si elle en jouait à l’occasion. Il se décida à prendre un livre qui traitait de l’entretien des plantes et arbustes d’extérieur, histoire de voir ce que cela faisait de patienter dans une salle d’attente. Il repensait au résumé, effectivement zolesque, qu’elle venait de lui faire de sa jeunesse. La fille de joie au grand cœur ça existait donc bien aussi en dehors des livres. Il comprenait mieux sa facilité aux allusions grivoises. Thomas se mit soudain à rire en dedans. Depuis le temps, elle avait dû abandonner ses vieux réflexes. Il était peu probable qu’elle lui demandât de se laver le poireau au savon de Marseille avant de passer à table.

Une heure à peine s’était écoulée. Thomas entendit claironner:

- A table ! Ça se passe à la salle à manger. Un véritable tour de passe-passe. La vieille avait dressé une table digne d’un grand restaurant.
- C’est le festin de Babette pour deux, ici ! s’exclama Thomas en entrant dans la pièce.
- C’est qui celle là ?
- Le personnage d’un film danois tiré d’une nouvelle de Karen Blixen, interprété par Stéphane Audran. «Out of Africa», par contre, vous avez dû voir ça à la télé. C’est un peu la vie de cette Karen Blixen.
- Oui, celui-là je le connais. Elle part en Afrique pour épouser le frère de son amant qui n’a pas voulu d’elle. Un ours mal léché qui la plante tout le temps pour aller chasser. Et en plus, il lui file la syphilis. Heureusement, le beau Robert l’enlève dans son avion. J’ai chialée comme une Madeleine à la fin. Mais peut-être que c’était mieux comme ça. Sur ses vieux jours le Robert aurait pu devenir alcoolique, ou gaga, ou les deux…
- Dans l’autre, Babette est chef cuisinière d’un grand restaurant parisien. Elle fuit la Commune de Paris pour se réfugier au service de deux vieilles filles, dans un petit village luthérien du Jutland. Chaque année, elle achète un billet de loterie. Après quinze ans, elle remporte le gros lot et, plutôt que d'améliorer son sort, consacre tout son argent à faire venir les ingrédients pour un repas de fête digne des fastes de la grande cuisine parisienne. Elle veut remercier ainsi ces gens simples habitués à une vie austère. Un beau film aussi.
- Vous voulez me faire rougir !
- Pourquoi pas ?
- Allez, hop, faites péter la rôteuse ! C’est plus de mon âge de piquer des fards.

Thomas sabra le champagne avec un grand couteau de cuisine afin de poursuivre dans le style régiment de cavalerie. Après le toast, il lui demanda qui avait utilisé le piano qui était au salon. C’était elle, mais maintenant, c’était terminé. Les doigts ne suivaient plus. Elle s’y était mise sur le tard avec application et à grands renforts de leçons. Elle s’était même lancée seule, sur la fin, dans des partitions classiques qui l’avait fait suer sang et eau. Elle aimait bien tous les grands compositeurs, mais avait un petit faible pour Schubert. Thomas se dit qu’elle devait faire une fixation sur les personnages qui avaient été touchés par la syphilis ! Le personnage gagnait encore en pittoresque.

La cuisinière avait réalisé un sans faute. Le repas qu’on lui avait servi était hors-normes. À cet instant, un cigare à la bouche, Thomas remerciait une fois de plus la vieille dame.

- Vous les avez dégotés où ces havanes ?
- Je ne donne pas comme ça l’adresse de mon dealer ! Je vais m’en allumer un aussi pour vous accompagner. Une petite mirabelle ?
- Après, merci. Je ne veux pas gâcher l’arôme de ce barreau de chaise fabuleux. Donnez, je vais vous l’allumer. Thomas, regardant sa montre et constatant qu’il était près d’une heure du matin, s’exclama: « Joyeux Noël ! ».

Ils partirent s’installer plus confortablement au salon munis chacun d’un cendrier. Au bout d’un quart d’heure, l’ancêtre piqua du nez. Thomas lui retira avec prudence le cigare qu’elle tenait. Cette soirée ne pouvait pas se terminer avec l’arrivée des pompiers. Il se trouvait coincé ici dans une drôle d’histoire de Noël. Il ne pouvait tout de même pas filer en douce comme un bandit. Il sortit prendre l’air et se dégourdir les jambes. Il en profita aussi pour passer deux coups de fil.

Une heure plus tard, la sonnette de la maison tira la vielle de son sommeil. Bringuebalant dans sa mise en route, elle se dirigea au radar vers la porte d’entrée. Un jeune homme brun à catogan, vêtu d’un manteau de soirée, et une femme stylée, ayant dépassé la cinquantaine, lui faisaient face.

- Nous sommes attendus ici, parait-il ? J’ai bien sonné au six de la rue Paul Auster, demanda le jeune homme.
- Anne, ma compagne, ainsi que mon fils Clément, précisa Thomas qui se trouvait derrière la vieille. Allez-vous installer au salon, Madame. Tout le monde va vous y rejoindre dans une minute.

Dans ce petit pavillon de banlieue, se donna alors une prestation musicale privée. Une heure auparavant, deux musiciens de renom avaient pris congés de leurs invités à la fin des soirées respectives où ils se trouvaient. On les avait conviés à venir interpréter en banlieue la sonate « Arpeggione » en La mineur de Schubert. Plus précisément, une adaptation pour piano, violoncelle et vieille dame mélomane. Quelques accords en reniflement majeurs et quelques harmoniques en mouchage discreto caractérisèrent cette interprétation confidentielle.

Ah, les rencontres ! Le sel de la vie. Tout le reste de l’activité humaine c’était du remplissage. Quand on gratte le vernis du misanthrope, on trouve souvent un être exigeant, déçu par la qualité des rapports humains : « Ah, vous autres, hommes faibles et merveilleux qui mettez tant de grâce à vous retirer du jeu ! Il faut qu'une main, posée sur votre épaule, vous pousse vers la vie...». Thomas faisait probablement partie de ces personnages décrits dans les dernières lignes de la pièce de Tennessee Williams.

- Ça, on peut dire que vous m’avez fait chialer tous les trois. Merci et merci encore. Madame et Clément, vous allez prendre en partant ce qui reste du dessert et quelques fruits. Enfin, ce que le Grinch a bien voulu laisser ! Je vais vous emballer en plus deux bonnes bouteilles de vin dans du papier journal. Passez chez moi quand vous voulez. Je sais que vous êtes très pris, mais cela me ferait tellement plaisir. Et vous, le Grinch, pas si grincheux que ça, prenez ce petit cadeau. Cette boule de Noël qui fait de la neige sur le père Noël et son traîneau, c’est pas grand-chose. On me l’avait offerte il y a bien longtemps, mais elle ne me sert plus à rien. Attention, elle est magique. Passez tous de bonnes fêtes."

La vielle les saluait encore de son perron quand le trio démarra. Ils disposaient de deux voitures pour rentrer. Anne était passée prendre Clément pour venir ici. Il avait laissé la sienne à sa femme pour qu’elle puisse rentrer avec les enfants de chez leur grand-mère. Celui-ci monta dans la voiture de son père. Thomas le remercia d’avoir répondu à son étrange requête improvisée pour venir le rejoindre. Tout en roulant, il passa la boule à son fils pour lui demander s’il trouvait quelque chose de spécial à ce bibelot au kitsch flamboyant. Secouant la boule de Noël, Clément lui répondit : « Non, un ramasse-poussière de vieux, c’est tout. »

Avant de se coucher, Thomas ressortit de la poche de son duffle-coat la boule en verre pour l’inspecter lui-même. Il la secoua. Il ne voyait que le reflet de son visage déformé dans la sphère de verre. Mais, au bout de quelques secondes, remontant du fond, les flocons de neige artificielle s'agglomérèrent lentement en composant un texte étrange : « La prochaine fois que vous secouerez cette boule de Noël, vous pourrez y lire la date et l’heure exactes de votre mort. A vous de voir. »







Pierre TOSI - Décembre 2013 -


Note : Merci à Google+ pour l'ajout automatique de cet effet "Twinkle" sur les compositions graphiques.





lundi 7 mars 2011

Nuits de Juin


Illustration: Caroline Tosi

« L'été, lorsque le jour a fui, de fleurs couverte
La plaine verse au loin un parfum enivrant ;
Les yeux fermés, l'oreille aux rumeurs entr'ouverte,
On ne dort qu'à demi d'un sommeil transparent.
Les astres sont plus purs, l'ombre paraît meilleure ;
Un vague demi-jour teint le dôme éternel ;
Et l'aube douce et pâle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer au bas du ciel. »

-Victor Hugo -

Au cœur d’une nuit claire du mois de juin, une grosse lune pâle jetait un œil bienveillant sur la campagne assoupie. Malgré l’heure tardive, la nature, encore énervée par l’ardent soleil d’une première journée d'été, avait un sommeil agité. Les hautes herbes bruissaient de mille sons. Il faudrait attendre l’aube pour que la campagne, sentant ses premiers coups de soleil s'atténuer, respire enfin paisiblement et s’assoupisse apaisée par les perles fraîches du matin. Le clapotis d'un ruisselet toujours à l'ouvrage égaillait de sa note claire ce recoin de vallée. Le soir venu, les animaux du voisinage s’y donnaient rendez-vous pour un spectacle d'ombres chinoises. On pouvait voir la chevelure ébouriffée d’un grand saule chenu se découper sur un ciel marine criblé d'une myriade d'étoiles palpitantes. A son gros pied tourmenté, des roseaux majestueux ployaient lentement quand un souffle d'air daignait leur flatter l'échine. Parfois, deux oreilles pointaient des herbes folles. Filant bien vite en épousant une trajectoire bondissante, elles signalaient la visite d'un lapin à ressorts en maraude. Les deux hublots d'une chouette nichée dans la lucarne d’un arbre creux fixaient un instant l’intrus avant de rabaisser dédaigneusement leurs stores.

Les hommes avaient grand tort de dormir cette nuit plutôt que de venir s'asseoir au sein de ce creux de verdure. L’esprit déjà accaparé par les projets du lendemain, auraient-ils su écouter comme il faut la vie nocturne et se régaler du spectacle de ce songe d’une nuit d’été? Rien à faire, Hugo n'arrivait pas à fermer l’œil. Après s'être tourné et retourné cent fois dans son lit, il avait fini par s’éclipser en catimini, laissant la maisonnée en garde au veilleur de nuit Morphée. L’air du jardin regorgeait de senteurs suaves. Les dernières roses écloses exhalaient des effluves harmoniques. Se frayant un passage dans un dru rideau d'iris qui masquait en partie la porte chancelante d’un muret ruiné, comme un furet, il avait détalé pour battre la campagne et venir se cacher dans ce petit coin de paradis, là, sous le vieux saule.

Témoin dissimulé, c’est de la sorte qu’il déroba l'étrange histoire que Peggy Libellule, commère des roseaux, narrait à Lucy Luciole, midinette des prés. Une pointe de snobisme les avait poussées à dénicher ces deux pseudonymes anglais. Nous excuserons volontiers cette coquetterie au vu de leur insigne respectabilité. Pour qui ne le saurait pas, les deux complices étaient détentrices de dons extraordinaires: Lucy connaissait l'intégralité des histoires des chemins de campagnes et de leurs buissons; Peggy était la mémoire inaltérable des ruisseaux, des étangs et des mares. Contrairement aux humains qui ne peuvent s'empêcher de colporter en les déformant les secrets qu’on leur avait confiés, elles se refusaient d'ajouter ou de supprimer un iota aux livres du monde animal et végétal dont elles étaient les bibliothèques vivantes. De générations de libellules en générations de libellules, de générations de lucioles en générations de lucioles, elles se transmettaient cette faculté fabuleuse, ajoutant chacune un maillon de souvenirs à la belle histoire cachée de la nature.

Peggy narrait ce soir une des plus belles aventures du ruisseau. C’était voilà des lustres et des lustres, bien avant que les hommes ne sachent écrire dans des livres. Le ruisseau vivait déjà en ces temps reculés. Il était juste un peu plus jeune. La vie d'un ruisseau n'est pas à l'échelle de celle des hommes, vous le savez sans doute ?

Fred, la reinette, était la tête brûlée du collège. Le conseil de discipline ne connaissait que lui. Ses professeurs lui prédisaient un avenir des plus sombres. Sauf miracle, ils n’imaginaient qu’il pût un jour s'assagir et faire quelque chose de bon dans la vie. Son péché mignon consistait à faire régulièrement « le collège buissonnier ». Pas très bon pour les études et très imprudent pour une reinette. On l'avait pourtant averti des dangers qu'il courrait à chercher l'aventure au milieu des prés. Une buse planant au-dessus de son royaume, des hérons cendrés en patrouille, et s'en était fini de lui. Il savait pourtant que, même si les grenouilles ont la capacité de gambader un peu sur la terre ferme, elles ne peuvent y séjourner trop longtemps. Danger les jours d'été où le soleil frappe fort et dessèche la peau comme le souffle d'un dragon. Les grenouilles doivent garder à portée de cuisses un point d'eau frais. Allez faire entendre raison à une reinette toquée d’escapades. Fred faisait fi des conseils pour s’adonner sans mesure à ce qu’il aimait le plus au monde. Il estimait qu’à suivre en permanence le bélier sans broncher, les moutons ne se prêtaient en fait que plus facilement à la tonte régulière.

Un joli matin de mai, c'est au décours d'une de ses périlleuses évasions bucoliques qu'il s'était retrouvé nez à nez avec une drôle de petite fleur jaune. Elle envoyait un reflet de lumière dorée du plus bel effet sur le plastron de son élégante chemise verte. Il ne connaissait pas le nom de cette jolie fleur des champs. Mais vous, vous le connaissez sans doute? C'est celui de la fleur dont les pétales jaune vif vous disent si vous aimez le beurre quand on vous la met sous le menton.
Comme elle était fort simple et d'une politesse exquise, plutôt que de laisser Fred un temps dans l'embarras, elle se présenta aussitôt :
- Je suis Lara, le Bouton d'Or. J'habite en bordure de sentier depuis quelques semaines.
- Le « Bouton d'Or », je sais ça, dit Fred pour ne laisser aucun doute quant à son érudition. Moi!... c'est Fred la Reinette.

En fait, notre fanfaron, prenait sur lui pour montrer un ton assuré alors qu’il était en proie à un trouble inconnu. Une étrange sensation s'était emparée de lui au moment même de la rencontre: une sorte de frisson. Différent cependant de celui qui vous parcoure l’échine les matins d'hiver quand la brume est glacée et que le froid vous transperce. Plutôt un frisson chaud, un truc qui serre la gorge et fait flageoler les guibolles. Il avait senti ses joues s'empourprer. Curieux pour un animal à sang froid.
- Je bats la campagne à la recherche de moucherons savoureux. Ceux du ruisseau sont bien trop fades pour un palais de connaisseur. Tu connais un endroit où ils sont vraiment succulents ?
- Tu sais, mon problème est plutôt d'éviter ces insectes. De plus, je suis contrainte à demeurer sur place. Deux petites différences entre les fleurs et les grenouilles, indiqua Larissa en lui souriant gentiment.
- C'est vrai… je disais ça pour plaisanter ! Notre fier à bras continuait à s'enliser.
- Par contre, je me rapproche de toi par le fait qu'il me faut toujours de l'eau à portée. Bien que la couleur de ma robe rappelle celle du soleil, je crains comme toi ses rayons trop vifs. Malheureusement, un souffle de vent taquin m'a fait naître sur une terre aride. Cela ne fait rien, car j'ai eu la chance d'éclore au bord d’un chemin où je vois passer des êtres captivants.

La matinée avait filé en bavardages complices. C'est à regret que Fred avait pris congé, voyant le soleil pointer au zénith. Il devait rentrer tout en laissant croire qu’il revenait du collège. Sur le chemin du retour, la petite fleur jaune lui manquait déjà. De quoi troubler sa belle insouciante coutumière. Il avait beau se dire que ce n’était jamais qu’une quille à la vanille, les jours suivants, ses vagabondages le ramenaient invariablement au sentier le long duquel pointait au milieu des herbes rares le petit bouton d'or. Son cœur se remettait à battre la chamade dès qu'il apercevait la robe de la douce Larissa. Les parents des deux amoureux finirent par flairer une étrange affaire. Conseils avisés, interdictions solennelles, punitions répétées, rien n'y fit. Comment imaginer endiguer le cours d'un grand fleuve avec quelques pelletées de sable?

L'été en son milieu se fit torride. Une fournaise embrasait la campagne et asséchait les mares. Les rayons de Phébus dardaient comme autant d'aiguilles incandescentes, écriraient plus tard les Anciens. L'éclat de la belle Larissa déclinait. Sa belle parure dorée se fripait peu à peu. La pluie des nues avait oublié la terre. Fred se faisait un sang d'encre. Lara gardait pourtant des propos enjoués. Sans doute ne souhait-elle pas inquiéter Fred. Elle sentait bien qu'elle n'allait pas pouvoir tenir longtemps si la canicule persistait.

Un matin d’Août, quand le jour nouveau s'était levé accompagné d’un soleil de plomb, les prés jaunis n'avaient même pas ressenti l'effet apaisant du baume de la nuit. Fred comprit que celle qu'il aimait courait un grand danger. Mort d'inquiétude, il décida de se lancer dans un sauvetage désespéré. Dénichant une grosse coquille vide d'escargot, il la fixa solidement sur son dos avec une tige de liseron. Plongeant sa hotte de fortune dans le mince filet d’eau qu’était devenu le ruisseau, il entreprit courageusement une navette harassante. Ployant sous son fardeau, il retournait inlassablement aux pieds de Larissa. Elle se trouvait à bonne distance de tout point d'eau. Elle l’avait indiqué. L’effort était «suranimal» pour cette petite reinette équipée de la sorte. Arrivé à destination, Fred versait le peu d'eau qui restait dans la coquille au pied de la fleur dont la tige amollie l’inclinait au point de toucher le sol. Toute flasque, elle continuait à lui sourire avec effort pour l'encourager dans son entreprise insensée.

Midi approchait, l'air ondulait sur la vallée comme au-dessus d'un brasero. Fred n'en pouvait plus. Sa peau se craquelait par endroits. Il pressentait que ses efforts allaient devenir vains. Dans un souffle, Larissa finit par le convaincre de cesser son labeur de bagnard. Sentant la fin approcher, elle souhaitait qu’il reste à ses cotés pour lui confier un secret :

"Tout a une fin, Fred, c'est la loi de la Nature. Même la terre qu'on croit éternelle, même les étoiles qui semblent immortelles. Tout finira par disparaître. Rien ne survivra à la fin des fins. Mais il ne faut pas être triste, car, dans un univers où plus rien ne fera palpiter la nuit, de l'extrême lointain, du fond du fond, montera soudain une étrange farandole: la farandole des mots d'amours. Un grand souffle surgira du néant, accompagné d'une merveilleuse lueur d'aurore, le souffle de la tendresse. Tombera du ciel une pluie de fleurs d'or et d'argent frappant les fils d'une grande harpe pour donner une musique enchantée. Elle remplira les espaces les plus reculés. Fred, n'oublie pas, aucun geste, aucun mot, aucune preuve d'amour ne seront oubliés. Quand tout aura disparu, renaîtra ce que l'on n'a jamais pu voir, saisir, emprisonner, ou toucher, et qui pourtant brille comme des étincelles entre les êtres. Chacune de ces petites étincelles rejaillira à la source de l'autre vie qui est à naître."

Larissa ferma les yeux après cet ultime effort. Au sein du cauchemar, Fred coupa délicatement avec sa bouche la tige gracile et, dans un dernier effort, partit vers le ruisseau, sa fleur aux lèvres. Arrivé au milieu du sentier, il s'évanouit. Les flammes du soleil allaient l'anéantir...

Malgré la chaleur excessive, deux petites filles remontaient le chemin en trottant. Elles croquaient des cerises. Deux petites filles toute pareilles, deux sœurs du même œuf! Elles étaient légèrement bizarres pour ceux qui les connaissaient peu. Leurs conversations ne toléraient vraiment qu'un sujet sérieux: le monde animal. Il faut croire que celui des hommes ne les enthousiasmait guère. Elles battaient la campagne à la recherche de nouveaux amis et se faisaient un devoir, quand par malheur elles trouvaient un animal mort, de lui fournir une digne sépulture. Pour elles, sans doute, les animaux avaient une âme. Folie pour les humains, évidence pour qui vient s’installer au milieu de la nuit au pied d'un vieux saule pour écouter les lucioles et les libellules.

Elles découvrirent la grenouille gisant au beau milieu du chemin, une fleur à la bouche. Tout laissait supposer qu'elle était morte. Malgré leur tristesse, après l’avoir ramassée, elles ne purent s'empêcher, comme d’habitude, de se chamailler pour savoir ce qu'elles devaient faire de la pauvre petite reinette. L'élément naturel d'une grenouille c'est l'eau, non ? Une trêve les amena à déposer d’un commun accord la reinette dans le lit du ruisseau voisin. Jetant un dernier regard triste en direction de la grenouille qui partait au fil de l'eau, elles furent frappées de stupeur en voyant l'animal amorcer quelques brasses. Fred était sauvé! Épuisé, il ne put cependant que lever les yeux pour regarder une dernière fois Larissa flotter sur l'onde avant de sombrer dans un profond sommeil propice à l'oubli.

Le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel quand Fred rouvrit un œil. Un spectacle merveilleux se déroulait à la surface de l'onde. Le bras du ruisseau était couvert de fleurs splendides. Elles possédaient les belles couleurs de Larissa et Fred. Elles dansaient au gré des remous comme autant de couverts de porcelaine fine: une tasse jaune sur une soucoupe verte. Personne ne connaissait ces fleurs, mémoire d'animal, voire de libellule. De nos jours, on les appelle nymphéas ou nénuphars. Vous devinez maintenant pourquoi les grenouilles aiment tant leurs grandes feuilles pour venir y coasser. Gardez le secret.

Évitez surtout de raconter cette histoire à un botaniste, qui soutiendrait mordicus qu'une Renonculacée n'a jamais pu donner naissance à cette espèce de fleur aquatique. Pensez en dedans de vous qu’il ne sait pas que l'amour peut accomplir des choses bizarres. Mais, si vous lui racontez tout de même, au moment de la remarque pleine de suffisante du personnage, comme si de rien n'était, glissez alors cette question perfide: "Le nom 'renoncule', ne vient-il pas du mot latin "ranunculus" qui veut dire 'petite grenouille' ?"



A Caroline et Céline.



Pierre TOSI - Juin 1990 -

Liste des nouvelles du recueil

Note:
j'ai corrigé cet ancien conte pour enfants qui avait constitué un de mes premiers travaux d'écriture, voilà plus de vingt ans. En voici la version définitive. Concernant la place de cette nouvelle dans ce recueil ayant trait à la passion amoureuse, elle représente la vision juvénile de l'état amoureux. 


samedi 6 février 2010

Le Titi


Texte trouvé dans un tiroir du bureau d'Hugo: 



Bistro français plus typique, tu mourrais aussi sec. Zinc époque glorieuse, tables et chaises en bois pseudo Modern Style. Jeux de tarots avec les boîtes de jetons installés sur des rectangles verts râpés de feutrine, dons de la maison Kronenbourg. Troupeau de cruches jaunes pour l'eau du Pastis. Baby-foot au Bulgomme défoncé sous les pieds des joueurs et ses brûlures de cigarettes en périphérie des cendriers d'aluminium scellés sur le cadre. Le casque en plexiglas de la combinaison spatiale de Tintin du distributeur de cacahouètes salées. La pendule Cinzano figée sur dix heures vingt faute de l'avoir alimentée depuis des années en piles neuves. Le poster de l'ASNL épinglé au mur. Pour animer le décor, le patron rougeaud, accroché aux manettes du percolateur, commentant d'une voix qui porte, pour la centième fois sans doute, comment il avait raté d'un numéro il y a dix ans le tiercé du siècle. On était sans conteste dans le domaine de la référence absolue.

Je ne sais plus exactement, à part la soif, ce qui m'avait fait m'arrêter dans ce bar «banlieue rouge»? Plus mystérieux encore, pourquoi ce type était venu s'asseoir à ma table? L'archétype du loulou zonard. Le style a peu évolué au cours des décennies. Seul paramètre de datation exploitable, la longueur des cheveux. Celui-ci avait gardé la coupe "années soixante-dix". Dix-sept heures. Il rentrait du turbin ou avait fait la fermeture de l'ANPE. La quarantaine généreuse, avec en sus, quelques années bonus offertes par la tige de huit et les petits jaunes serrés.

- T'en prendras une autre, me dit-il rapidement après avoir jeté un œil à mon bock qui indiquait danger, niveau minimum. C'est Titi qui régale, mon Prince.

Refuser, signait l'affront mortel. Je sentais que j'allais devoir renvoyer l'ascenseur en écoutant placidement ses confidences à doubler ma dose de Prozac. Ça allait casser de la gueuse, du politicard, ou causer «tuning 309 Peugeot». Si j'évitais les dernières vacances au camping de la Motte sur Mer, c'était tout de même jouable. De toute façon, ma soirée était morte. Laura avait annulé le restaurant. Deux fémurs et une rate l'attendaient au bloc. Plus palpitant que mon myocarde en vrac. Elle rentrerait très tard. Titi assécha son perroquet en deux goulées. Il attaqua alors bille en tête. Le patron nous balançait une zique affligeante. On avait droit à un best of de Florent Pagny.

- Qu'est-ce que t'en penses ?
- Moi tu sais, la musique de supermarché, faut qu'on me fasse remarquer qu'il y en a pour que je l'entende. A croire qu'on a peur du silence, ou encore plus, que les gens s'adressent la parole. On en met partout.

Ma réponse allait dans son sens, et qui plus est, ne contenait aucun imparfait du subjonctif. Titi plissa un œil. L'habit n'allait pas avec le moine qu'il pensait avoir en face de lui. Il m'avait sans doute classé d'emblée dans la catégorie bobo bégueule qui vient s'encanailler en périf.

- C'est quoi ton trip en musique? J'énumère à la volée des groupes Rock des années soixante-dix. Ouh la ! T'en es resté aux vinyles.
- Ouais, les soixante-dix-huit tours en bakélite ne passent pas sur mon Teppaz. J'avais fait l'impasse sur Statu Quo, Deep Purple et MC5. Titi m'en voulait sans doute un peu. Je me refis en sortant rapidement quelques titres de ces artistes de mon Salon des Refusés. Il y alla enfin d'une moue franchement approbatrice. Du lourd sérieux, c'est clair. Une vague lueur d'intérêt se mit à briller dans sa prunelle cernée d'un iris verdâtre colonisé par endroits par des télangiectasies ciselées par la nicotine et l'éthanol. Tu vois, ça fait un bail que je ne trouve plus un con à qui causer Hard Rock ici. Tu bosses dans quoi ?
- Dans une mansarde, j'écris des nouvelles. T'as affaire à un fan rescapé du courant musical. Pas de grosses séquelles, juste les tympans qui ont un peu morflé.

Rassuré de se trouver en face d'un traîne-misère déguisé en bourge, l'amateur de musiques copieuses et répétitives lâcha encore du mou.

- Non mais, sans rigoler - je n'aurais jamais couru le risque insensé d'ébaucher le moindre sourire - tu vois quelque chose à piquer chez le disquaire depuis l'époque glorieuse.
- Peut-être le triple album des concerts californiens de Zep en soixante-douze?
- OK, mais on reste dans l'antique.

Je calais sur ma dernière bière. Le patron venait de mettre une compilation de Larusso. Il aurait commencé à empiler les chaises et à éteindre la moitié des lampes, ça aurait fait le même effet. Titi ne tenait plus en place.

- T'as une heure d'vant toi ?
- Une heure et demi si tu assommes proprement le boss derrière son comptoir avant de partir.
- J'habite à cinq cents mètres. Si on se faisait une ligne de Black Sabath avant que tu te tires ailleurs pour voir si c'est plus bath ailleurs ?

J'avais garé ma voiture en double file. Je lui proposai de monter.

- C'était à toi la Mustang ! Tu pourrais pas décapoter pour remonter la rue ?
- C'est une vraie aventure. Mais tu peux laisser la tête dehors pour saluer la foule.


Par chance ou par goût, ma relique n'était pas rose bonbon, sinon je ramassais le Titi en vrac sur le trottoir. Avant d'entrer dans sa tanière coincée dans une enfilade de maisons clones mitoyennes comme on en voit dans les anciens lotissements sidérurgiques, je m'étais imaginé un descriptif type des lieux. Une fois de plus, la réalité allait dépasser la fiction. Dans l'inventaire je n'avais pas pensé au paillasson en forme de guitare Rock. J'avais besoin d'écluser mes bières. Je lui avais demandé tout de suite le chemin des water-closet. La lunette à l'effigie du King avait aussi échappé à mes élucubrations. Le rouleau de papier hygiénique était fuchsia. Dommage, s'il avait déroulé des billets de faux dollars sur papier ouaté, on frôlait l'apothéose du raffinement. La chambre où m'attendait le maître était un temple érigé à la mémoire de ses idoles. Des guitares électriques sur pieds étaient alignées le long d'un mur comme des stèles païennes. Un ampli Fender râpé par les transports servait de reposoir à une rampe lumineuse avec stroboscope pilotée par un modulateur. Les rayonnages d'une étagère ployaient sous une collection de trente trois tours dignes de la foire annuelle du vinyle. Au dessus d'un cosy, années quarante, une bannière étoilée faisait office de tapisserie d'Aubusson. Titi me pria de m'asseoir dans un fauteuil poire d'où s'échappèrent par une couture éraillée quelques boules de polystyrène. Sur la table basse poussiéreuse qui me faisait face, une vieille collection de Rock And Folk. Sur le lit défait, un tee-shirt fripé d'Iron Maiden. Mais où avait-il déniché son tapis acrylique? Je foulais Alice Cooper et son python élimé aux endroits de passage intensif. Le mur en face de moi était couvert, sans doute pour colmater quelques lézardes du plâtre, de posters de musiciens aux allures de Vikings. Sur les rebords de fenêtres, des canettes de bières vides en métal. On imaginait ces réceptacles garnis de bougies les soirs de messe dans ce haut lieu de dévotion du hard-rock. La pièce était éclairée tant bien que mal par la lumière jaune filtrant d'un abat-jour à têtes de morts moiré de dépôts de nicotine. Cela donnait à la pièce une tonalité roussâtre. Des jacks, serpents torsadés, grouillaient sur le plancher courant de l'ampli aux pédales wah-wah et de distorsion. Titi était parti chercher un pack de Desperados. J'avais pris en attendant une Gibson Flying V au design attractif.

- Tu titilles le manche à l'occase, me dit-il en revenant ?
- Ça remonte à des lustres.

Curieux de voir ce qui restait de ma technique et de tester cette gratte vénérable, j'avais même déjà enfiché un Jack. Power sur "on", gain et saturation sur "maxi plus deux cents pour cents". Les plombs tenaient le coup. J'avais décoché alors deux ou trois riffs de «Space Truckin '» qui firent décoller du sol Titi et son pack. On le prenait en traître. Il bondit sur le coté comme faisait John Wayne pris dans une fusillade pour saisir sa Winchester accrochée à la selle de son cheval: une Fender Telecaster en l'occurrence. Sa réplique se montra largement à la hauteur, fulgurante: premiers accords de «My Woman from Tokyo». Touché à l'épaule gauche, la blessure du héros.

- OK on arrête avant qu'il y ait un mort. Tes voisins sont conciliants ?
- Non, mais trop bourrés pour venir gueuler ici...

Sur cette remarque rassurante, il brancha deux micros et sortit la partition du morceau de Deep Purple en question. Ça allait saigner quand même. Titi était un pro du manche. Aidés par des accompagnements sur synthétiseur préenregistrés, on enchaîna sur «Smoke On The Water », « Born To Be Wild » et «Highway Star». Un bœuf digne d'un grand soir de chez Paulette avait lieu dans ce caveau de Neuves-Maisons. Un typhon acoustique à faire péter les laminoirs de l'usine du coin. L'œil de la spirale: la tanière à Titi. Le bonhomme perdit vingt ans en moins d'une demi-heure.

- Merde, tu touches encore un peu, l'intello! Faudra revenir de temps en temps. Tu connais l'adresse maintenant. Fais sauter la porte de devant à coups de basse pour entrer si j'suis pas là. T'as joué dans quel groupe ?
- Les « Killers » au lycée de Vandoeuvre, tu tâtes la référence !
- Pas possible, en quelle année ?… 1970 ! … mais j'y étais aussi, en première cette année là!
- Titi Blavier, le choc! Je t'avais pas reconnu ! Tu te souviens, t'étais un pote de Karadjof , le fou des «Zeppelin», un bûcheron qui ressemblait à un des membres du «Procol Harum».

La nuit allait être dense en anecdotes arrachées au passé. Laura ne me reverrait qu'au petit matin. Tu te réconcilies avec ce monde pourri quand tu sais que se planque dans un coin de banlieue un sbire comme le Titi. Que dans sa cabane du jardinet de derrière, juste après le faux puits en pneus avec la cigogne en balsa girouette, se trouve, tapie dans l'ombre, une Malagutti sur-gonflée prête à tailler la départementale sixty-six, limite adhérence maxi dans les virages.


Hugo MANCINI



Pierre TOSI - Novembre 2003


Pour faire plaisir à Titi





mardi 12 janvier 2010

La nuit du mort vivant


La Mort tenait fermement le bras de Charles Brennus. Ils longeaient tous deux la Seine en échangeant des propos, comme l’aurait fait un couple d’amoureux. Les passants n’étaient pas nombreux au cœur de cette froide nuit d’hiver. Marie Jossult émaillait ses propos d’extraits de littérature à cent sous la brouette. Charles Brennus demanda à sa nouvelle conquête :

" Alors, vous allez m’aider à passer le Styx en bateau mouche ? Passer ma dernière nuit en compagnie d’un dogme, ce n’est pas banal ! 
- Il existe bien d’autres véhicules pour effectuer le voyage. Qui vous dit que votre dernière heure est arrivée ?
- Vous me voyez ravi du délai qui vient de m’être accordé. J’interprète vos propos. Quoi qu’il en soit, ce voyage au bout de la nuit finira bien en apothéose, non ?
- Beau stoïcisme!  C’est très inhabituel quand j’annonce la couleur au client !
- Mieux vaut savoir déguster les derniers passages. Un peu facile tout de même de narguer la victime quand on a systématiquement l’increvable en main dans vos parties de mille bornes trafiquées?
- Oui, vous avez raison, les cartes biseautées après les dés pipés, c'est moche...
- Un coup fourré qui manque de panache !
- Je ne fais que mon job, Charles. Je me tue à vous le répéter. Je suis à la lettre les consignes du polit bourreau…
- Mort de rire ! Vous dégazez un peu en balançant quelques vannes de pince sans rire. L’expression «chiant comme la mort », est inexacte ! Vous me direz, on dit aussi «se faire chier comme un rat mort ». J’en suis pas loin...
- Encore une fois, patience, Charles, je vais monter en puissance. Je vous conduis dans un lieu où j’ai coutume d’officier. Dans vos pays modernes, la mort est dissimulée aux yeux de la plupart. Derrière les murs épais d’établissements spécialisés. Trop inesthétique pour votre nouvelle société du risque zéro et du bling-bling. La vie est pourtant une histoire qui finit toujours mal.
- La mort n'est pas vendeuse. Nous avons inventé les supermarchés pour l’oublier. Les yeux aux nues, nous poussons nos caddys dans les allées fleuries de produits multicolores, emballés avec art par les dieux du marketing. Consommer c’est oublier la mort.
- Moi, je vous emmène dans une grande surface qui n’a pas ce mérite.



Sur l’île de la Cité, Notre Dame de Paris offrait ses illuminations. Charles s’accouda en compagnie de Marie Jossult à un parapet pour se livrer à des commentaires touristiques:

- Les supermarchés du Moyen-âge avaient tout de même plus de gueule que ceux de maintenant? Les religions monothéistes ont considérablement appauvri la métaphysique européenne. En théorie, l’orientation d'une église chrétienne s'appuie sur l'axe astronomique Est-Ouest. L'Est rappelle le soleil levant, l'image du Christ ressuscité, la direction de la Vie nouvelle. Par opposition, l'Ouest symbolise la Mort, le Mal, le Péché. Cette orientation est parfaitement respectée dans les baptistères anciens. En fait, ce sont avant tout les conditions de construction qui ont déterminé l’orientation des églises chrétiennes. Ainsi, à Reims, les Évêques de l'époque ont utilisé les bâtiments gallo-romains préexistants. Cette cathédrale à une orientation préchrétienne qui n'épouse pas scrupuleusement l'axe officiel. Il existe même des églises "occidentées". Pour des raisons qui nous échappent, leur chœur pointe vers l’Est. C'était ma minute culture. A vous l’Italie, à moi la France!
- Et vous me placeriez sans hésiter au milieu des gargouilles?
- Ce n'est pas la place d'une employée qui fait son job! Ce n'est guère qu’au commencement du XIIIe siècle qu'on plaça des chéneaux et, par la suite, des gargouilles à la chute des combles pour évacuer l’eau des toits. Le Mal représentant le «pire ennemi» dans la religion chrétienne, il fallait trouver un moyen de l’éloigner des maisons de Dieu. La légende raconte que les gargouilles hurlaient à l'approche du Mal visible ou invisible. Mais mon discours s’éternise. Vous semblez vous impatienter ?
- Oui, mon sablier m’indique qu’il est temps de revêtir ma cape et de me munir de ma faux. Nous partons pour la Pitié-Salpêtrière. Fragile mortel, vous ne disposez pas de l’éternité. Cette annonce a de quoi vous glacer les sangs?

Même à cette heure au cœur de cette nuit d’hiver, ce bâtiment du secteur demeurait une véritable ruche. On y entrait comme dans un moulin. Marie Jossult s’y déplaçait en experte. Elle semblait en connaître les moindres recoins. Elle possédait même le code d’accès à l’internat. Le local était désert. Les équipes de garde étaient occupées ailleurs. Dans le vestiaire des médecins, elle demanda à Charles de passer une blouse badgée, et de pendre à son cou un stéthoscope abandonné sur une étagère. Comme dans les feuilletons américains. Pour faire Docteur. Ils montèrent ensuite rapidement au deuxième étage. On s’imagine toujours qu’il faut montrer patte blanche pour pénétrer dans un service. La surveillante d’étage ne leva même pas la tête lorsqu’ils passèrent devant son bureau vitré. Ils entrèrent tous les deux sans encombre dans la chambre 208. Un homme agonisait sur un lit, bardé de tuyauteries et entouré d’instruments médicaux de surveillance.

- Je veux que vous teniez mon rôle cette nuit, lui glissa-t-elle à l’oreille. J'assiste uniquement ceux qui sont seuls au moment du départ. Je les aide à livrer leur dernier combat. Enlevez votre blouse pour officier. Si une infirmière entre, elle vous prendra pour un proche venu au chevet du mourant.

Charles obtempéra. Il quitta de surcroît son air narquois. Voilà le type d’épreuve à laquelle il n'était pas préparé. Il sentait bien qu'il n'avait droit à aucune échappatoire. Cette étape appartenait au contrat final. En plus, dans cette partie de bras de fer engagée depuis quelques heures, il n’était pas question qu'il laisse entrevoir à son adversaire la moindre faiblesse.

- Parlez-lui avant qu'il ne puisse plus vous entendre. Je vous attendrai dans le couloir. L'équipe médicale sait qu'il n'y a plus rien à faire pour lui. Vous serez tranquille.

Avant de sortir, la Mort augmenta le débit de la pompe à morphine. L’homme souffrait trop pour prêter attention aux propos de ses visiteurs. Dans les minutes qui suivirent, Charles constata un relâchement des traits du malade. Il en profita alors pour glisser quelques mots à cet homme dont l’âge n’était plus définissable, tant la maladie avait œuvré. Chacune de ses inspirations donnait l’impression qu’il allait épuiser son stock de mince énergie résiduelle. Il parvint cependant encore à émettre quelques mots: «Merci d’être venu me voir, Christophe. Je ne suis pas beau à voir.»

L'homme le prenait probablement pour son fils. Cet effort colossal d’élocution creusait encore plus son visage émacié et donnait à ses téguments l’allure d’un masque flasque et disproportionné. Que pouvait-il bien lui dire pour le réconforter, alors que la fin était proche. Comment l'aider à passer dignement le seuil ? Cela allait-il durer des heures? Ce flot de questions assaillait Charles Brennus.

Mais, cette nuit, la mort allait être charitable. A peine audible, l’homme parvint à lui poser une question. La tête en arrière, il fixait un lointain indéfini. Charles se pencha vers le mourant pour lui glisser sa réponse à l'oreille. Le visage de l'homme se décrispa légèrement, au point d’ébaucher un vague sourire. Dans la minute qui allait suivre, mais qui parût à Charles une éternité, son père de substitution abandonna la lutte et rendit son dernier souffle. Charles lui tenait la main, pâle comme un linge. La Mort entra dans la chambre. Il la regarda avec hargne.

- Boulot de merde, votre job! Vous pouvez le garder! Était-ce bien nécessaire de m’infliger cette épreuve alors que mon tour va arriver sous peu?
- Aimeriez-vous mourir seul comme un chien? La mort, les humains en font tout un pataquès. En fait, ils ne la toisent que l’espace d’un instant pour s'apercevoir qu'elle n'est que miséricorde. Filons, j’entends l’équipe de garde qui arrive ! On risque de nous accuser de meurtre !



Rue de l’Arbre Mort, face à l’Église Saint-Germain l’Auxerrois, Charles est encore sous le coup de ces événements dramatiques. Il traverse brusquement la rue comme un automate. Une moto la remonte à contre-sens à vive allure. Le choc est d’une extrême violence. Charles se trouve projeté à plusieurs mètres sur le trottoir opposé. Le motard, un instant déséquilibré, rétablit sa course et continue son chemin, sans daigner s’arrêter. La Mort court vers Charles. Ce n’était pas le final que lui avait fourni le bureau des trépas. Charles ne bougeait plus. De manière étrange, elle ne voyait aucune marque de blessure sur ses membres ou son visage. Étonnant après un choc pareil.

- Il est mort sur le coup! Même pour sa fin de parcours, il aura fallu qu’il se presse! 

Éberluée par cette fin rocambolesque, non-conforme aux prévisions, la Mort vérifia à nouveau. Il était mort. Bel et bien. Marie Josssult poussa alors un hurlement.

- Tu as déjà vu un mort parler! 

Charles venait de se relever d’un bond avant de prononcer cette phrase. Il épousseta son pantalon et sa veste.

- Ça va gueuler au polit bourreau! Une affaire pareille va remonter jusqu’à la direction. Mais vous êtes morte de peur?
- Qui êtes-vous donc à la fin ? demanda la Mort au comble de la stupéfaction et de l’effroi.
- Mon vrai nom? Jesus Levia. Je peux faire aussi dans l'anagramme douteuse comme une grandiloquente tragédienne que je viens de rencontrer. La connotation religieuse de ce pseudo ne me plait pas des masses…. Et si, en fait, j’étais réellement Brennos? Brennos à la tête de ses troupes. Tapi dans une forêt obscure de résineux du massif vosgien. Brennos, puant la cervoise et la peau de bête? Prêt avec mon armée pour une embuscade. L’odeur âcre de la peur mélangée à celle de la sueur complète la palette des exhalaisons. Certains des hommes pensent à leur famille. D’autres au combat à venir. Beaucoup n’en sortiront pas vivants. On les attend, tous ces braves morts au combat. Au grand festin où ils pourront boire tout leur saoul et faire ripaille en compagnie des dieux et des ancêtres. La terre va bientôt se couvrir de sang et l’air s’emplir des clameurs des assaillants. Tumulte de la cohue, ferraillement des armes, chocs des corps. C’est une belle nuit pour mourir. La Grande Faucheuse viendra se poser sur le charnier, mais Brennos aura déjà quitté le champ de bataille. Brennos est un immortel. Ma tirade a du souffle, non?

La Mort était bonne perdante. Les deux partenaires allaient pouvoir deviser jusqu’au petit matin, échanger quelques tuyaux.

- Ma chère Marie, je voudrais vous poser la question qui me turlupine depuis des millénaires : «Est-ce qu’on vous a déjà… euh… ? »
- Baisée?... Cette nuit, c’est fait.

Charles passa alors la main aux fesses de la Mort qui se laissa faire, sans opposer un geste de recul. La rénitence de ses deux hémisphères l’amena à commenter :
- Par Toutatis, je pense que nous allons devenir les meilleurs amis du monde !
Bien entendu, cette partie d’échec ne pouvait se terminer que par nul ou pat. Le roi ne meurt pas aux échecs.
- A moi de vous poser une question, Charles: « Quelle était celle que l’homme vous a posée avant de mourir? ».
- « Tu crois qu’il y a quelque chose de l’autre coté ? ».
- Et vous avez répondu ?
- Oui, la chambre 209.
- Et vous pensez vraiment que c’était la réponse qu’il avait envie d’entendre!
- Je ne sais pas, mais j’ai cru le voir sourire.


Pierre TOSI - Janvier 2010


Cette nouvelle fait suite à celle-ci

jeudi 16 juillet 2009

Alea jacta est


Mosaïque du VIème siècle - Basilique Saint-Vitale - Ravenne, Italie - Théodora et sa cour


"Nous savons que nous allons vers la mort et, face à cette occurrence inéluctable, nous n’avons qu’un instrument : le rire."
Umberto Eco


- Monsieur le Directeur, Madame Marie Jossult désirerait une entrevue sans rendez-vous.
- Camille, dois-je vous répéter pour la centième fois que je vous paye pour m’éviter ce type de passage en force ?
- Oui, Monsieur, je vais lui demander de suivre le protocole. Mais elle a vraiment insisté.
- Toujours pas compris que le "non" faisait partie de vos fonctions ?

Charles Brennus, enfile un manteau à la va-vite et sort en trombe de son bureau perché en haut d’une des tours de la Défense. Dans le couloir, il croise une étrange beauté brune au regard de statue.

- Si c’est elle qui insistait tant pour me voir, j’aurais pu rogner sur mon organigramme, se dit-il en lui-même.
Sans y penser plus longtemps, il s’engouffre dans l’ascenseur. Deuxième sous-sol. Au pas de course, porte-documents de cuir sombre en main, il se dirige vers sa Porsche noire pour foncer à son club de remise en forme. Il en est un des principaux actionnaires. Quelques infractions au code de la route plus tard, arrivé à destination, il part directement au vestiaire, saluant à la volée quelques connaissances sur son parcours. C’est parti ensuite pour une trentaine de longueurs de piscine et cinq kilomètres de course sur tapis. Une douche rapide et le voilà de nouveau en uniforme de man in black. Il passe à la cafétéria récupérer une bouteille d’eau dans le distributeur de boissons. L’étrange femme qu’il a croisée dans ses bureaux est assise à une table. Elle lui jette un regard moqueur.

- Elle me file ou quoi ? Jamais vue cette nana avant au club. Faudra que je me renseigne auprès du gérant. Une fois de plus, je suis à la bourre. Ma femme doit m’attendre depuis plus d’une heure au vernissage de Claire qui expose ses tirages d’un reportage en Italie. Tu parles d’un pensum. On va encore bouffer de la pierre et des œuvres d’art à toutes les sauces dans ce pince-fesses. Une heure de gagnée, c’est déjà ça !

Conversations mondaines. Coté femmes, les prochaines destinations exotiques permettant d’échapper aux rigueurs de l’hiver. Coté mecs, les dernières fluctuations boursières et l’élaboration d’un hit-parade des plus beaux culs de la soirée. Bruno Hauteclerc propose son podium: «Tiens, celui-là, inconnu au bataillon !». Charles, toujours dans l’action, attrape une coupe de champagne sur un plateau d’hôtesse et fonce en direction de l’inconnue figée devant une photo.

- Claire a trouvé sa première cliente ?
- Charles Brennus a toujours en tête des préoccupations affairistes. J’admirais sans idée mercantile ce cliché d’une mosaïque des premiers siècles de l’ère chrétienne. Elle lui répondait dos tourné, comme si elle connaissait parfaitement sa voix. Au bout d’une dizaine de secondes, elle finit par se retourner.
- Encore vous ! Les agences de filature doivent avoir désormais dans leur arsenal un outil de téléportation ! Vous êtes d’une obstination incroyable et ne rechignez pas à faire des heures sup !
- Avez-vous déjà visité Ravenne ?
- Non, mais mon épouse m’a gavé de séjours découverte du patrimoine d’autres cités italiennes. Au pas de course!
- Un couple axé sur la performance! Cette mosaïque orne un panneau d’abside de la Basilique Saint-Vitale. On y voit, Théodora, l’épouse de l’empereur byzantin, Justinien. Il libéra cette ville du joug arien il ya plus de mille cinq cents ans. Et Charles Brennus qui pense que le monde a commencé à exister à sa naissance?
- Subjugué, par les références historiques!
- Savez-vous que vous portez le patronyme latinisé d’un glorieux chef gaulois?  Sénon de Cisalpine. Nous remontons le temps encore un peu plus. Cette fois, nous sommes cinq siècles avant Jésus Christ.
- Séché! je croyais porter celui du créateur du "planchot". Le fameux bouclier de Charles, celui cher aux rugbymen. Référence historique sans intérêt sans doute, parce trop proche de nous?
- C’est vrai que le Charles Brennus actuel qui veille à ma bonne hydratation - elle prit le verre qu’il lui présentait - est toulousain d’origine. Qui plus est, ancien joueur de rugby universitaire. Ah! les effluves enivrantes de testostérone qui émanent du beau poulet de ferme occitan qui a gravi l’échelle sociale à vitesse grand «V». Aidé en cela par les placages qui ont fait toute sa réputation...
- Vous connaissez mon dossier par cœur! Mon hypothèse se confirme. Vous appartenez au FBI. Comme vos vannes, d’ailleurs. Éludant une fois encore la question, elle poursuivit ses propos érudits.

Basilique Saint-Vitale - Ravenne, Italie

- Brennos, c’est son nom français. Il se trouvait à la tête de robustes piliers avant l’heure. Il mit en déroute les troupes romaines déconcertées par son impétuosité et les cris de son pack. Épouvantées, elles se réfugièrent dans Rome. Les Romains ont enjolivé l’histoire pour garder la face. Ce ne sont pas les oies du Capitole qui ont alerté la population. C'est une légende. En fait, ce sont les Vénètes qui les sauvèrent de ce mauvais pas en contraignant les Sénons à traiter avec eux. Brennos aurait prononcé la phrase célèbre « Vae victis ! ». Je la verrais bien dans votre bouche!
- Je prends, mais quel rapport avec Ravenna.
- La ville a été un temps sous sa férule. Savez-vous qu’à Ravenne se trouve le tombeau de Dante, le grand poète florentin auteur de la Divine Comédie ?
- En fait, je me trompe, vous êtes plutôt prof d’histoire ?
- Certains le disent…
- Et je suis un monument historique en péril auquel vous vous intéressez.
- Je fais mon job...
- Qui consiste en ? Charles trouvait la femme de plus en plus énigmatique.
- Savez-vous faire autre chose que de poser des questions? La dame noire lui prit le bras. Trouvez un stratagème pour vous éclipser. Je vous donnerai ailleurs des indices concernant ma profession.

Quelques minutes pour parlementer avec son épouse et Claire, la photographe, et Charles rejoint la femme.

Elle lui fait traverser en voiture une partie de la ville pour l’amener dans un bistro du quartier Montparnasse : «L'autre Rive ». A peine installés, elle lui pose cette question abrupte:

- Croyez-vous en la Destinée ?
- Non. Si tout avait été écrit avant par quelqu’un dans un grand livre, sa rédaction resterait, quoi qu’il en soit, abandonnée aux hasards de son imaginaire. Alors, autant laisser chaque homme écrire sa phrase. C’est tout aussi simple et ça facilite l’approvisionnement à flux tendu en encre et papier.

Mosaïque de Saint-Vitale - Détail -

- Belle réponse. La tête et les jambes! En ce qui concerne les jambes, pourquoi sont-elles toujours en action chez vous? Qu’est ce que vous fuyez au juste?
- Peut-être ce genre de questions à la con ?
- Le présent vous rassure, le passé vous ennuie, le futur vous fait peur ?
- Le futur proche, non, c’est le principal carburant de l’homme d’affaire !
- Oui, mais la vieillesse, la mort, le futur lointain ?
- La mort, c’est quoi au juste ? Personne n’est jamais revenu pour nous en parler. Alors, on verra bien!
- Certes, mais c’est tout de même une affaire qu’on maîtrise peu, à moins d’avoir recours au suicide. Inquiétante tout de même son irruption soudaine. Surtout pour un pur-sang hyperactif assoiffé de projets et de réalisations comme vous...
- Misez sur un autre cheval, si ce type d’hommes vous irrite. Placez vos billes sur un intello, pas sur un golden-boy.
- J’y réfléchis... Vous voyez cet homme en train de griffonner sur un calepin, quelques tables plus loin. C’est un très grand poète. Personne ne le sait. Il pourrait constituer une alternative intéressante à mes paris, pour reprendre votre métaphore.

Thédora - Basilique Saint-Vitale - Détail de la mosaïque du haut de billet.

- Vous le connaissez ? C’est un ami, un amant ?
- L’avez-vous vu regarder dans ma direction? Sans doute l'aurait-il fait s’il me connaissait ? Dieu le préserve d'un intérêt de ma part pour sa personne. Je suis d’un commerce dangereux.
- Merci de vous intéresser à moi, alors! Pas prof… voyante ou cartomancienne? Oui, c’est ça, vous avez des allures de diseuse de bonne aventure
- Vous croyez au libre arbitre, et estimez que Dieu joue aux dés.
- Je ne crois pas en Dieu.
- Il faut donc que d’autres lancent les dés à sa place. Chaque homme le ferait à son tour, selon vous? Je suis peut-être une joueuse de dés professionnelle?
- Vous parlez toujours comme çà, par ellipses ?
- Oui, on m’en fait régulièrement grief. Sa femme est morte. Il écrit des poèmes qui l’aident à la retrouver. Il pense trop à la mort pour qu'elle sache le surprendre.
- Il s’appelle Orphée et vous vous appelez Perséphone ?
- Votre secrétaire vous a donné mon nom. Il signe mon identité. Vous n’êtes pas amateur d’anagrammes, Charles?

Un mouvement de bras, malencontreux de sa part, le verre de Charles Brennus se brisa en touchant le sol. Il était vide.Un serveur en costume noir s’empressa de balayer les morceaux épars. C'est alors que la femme brune convia son invité à quitter la place. Charles Brennus s'engagea au cœur d’une sombre nuit d’hiver au bras de la Mort qui avait lancé son dé.

Pierre TOSI - Juillet 2009

SUITE :  La nuit du mort vivant

Basilique Saint-Apollinaire in Classe - Ravenne, Italie


Cette nouvelle m'a été inspirée par une mosaïque de Saint-Vitale dont un des personnages semble tirer le rideau sur la porte sombre ouvrant sur un monde mystérieux. Quelques jours plus-tôt, j'avais revu le film de Cocteau, "Orphée" et "Orfeu Negro" de Camus, ça joue aussi! La femme brune de cette histoire est assez prétentieuse, un brin coincée. Que l'histoire serve d'avertissement aux hommes pressés qui comparent les postérieurs féminins dans les pince-fesses et écoutent d'une oreille distraite le nom d'une solliciteuse fourni par une secrétaire zélée. Mais, au fait, ne serait-elle pas complice?