lundi 30 mars 2009

Monsieur K





Bakhtiar Khudojnazarov est un réalisateur, scénariste et producteur tadjik né en 1965 à Douchanbé, à l'époque en Union Soviétique, aujourd'hui capitale du Tadjikistan.

Il a travaillé pour les studios, la télévision et la radio de Tadjikfilm, en tant que journaliste et assistant réalisateur de Konstantin Arazaliev, entre 1982 et 1984. Il étudia ensuite à l'Institut fédéral d'État du Cinéma à Moscou (VGIK), dans la classe de Igor Talankine, où il réalisa deux courts métrages. En 1991, deux ans après son diplôme, il réalisa et coécrit son premier long métrage.

Monsieur K, son nom étant imprononçable et impossible à mémoriser pour un européen de l’ouest, est à mes yeux une des meilleures surprises du cinéma de l’est (dénomination outrageusement simplifiée en ce qui concerne ce réalisateur aux imprégnations multiculturelles) de ces 15 dernières années. Je l’ai découvert assez récemment au travers des deux films dont je propose les affiches en tête de billet. On compare souvent son cinéma à celui d’un autre Monsieur K : Émir Kusturica.

Les univers et personnages hauts en couleurs qu’il met en scène ont bien des airs de ceux du réalisateur serbe. Narration vigoureuse, univers baroques, situations drolatiques, satires privilégiant l’humour à la férocité, vont effectivement dans ce sens. Cependant, le "premier K" traite les sujets avec une élégance slave, une poésie et une tendresse qui s’éloigne de la rudesse plus prononcée dans ceux proposés par le "second K ". Aux antipodes du sempiternel formatage irritant de la majorité des grosses productions d’outre atlantique du moment, ses films sont des bijoux d’inventivité, illuminés par la belle présence d’acteurs rares au charme indicible. Comme des comètes, ils magnifient les décors aux peintures écaillés au sein desquels ils évoluent par leur simple présence. Leur grâce fragile, leur générosité sans ambages et l’amour de la vie pétillant qu’ils irradient transcendent le spectacle que le réalisateur propose aux spectateurs en lui offrant des vertus d’évasions magiques dont on ressort tourneboulé, voire envouté pour ce qui me concerne.

samedi 21 mars 2009

Les malheurs d'un obsessionnel







Le mieux est l’ennemi du bien. En informatique peut-être encore plus qu’ailleurs. Un ingénieur m’avait pourtant donné ce conseil il y a quelques années: «La grossière erreur en informatique, c’est de chercher à améliorer une structure qui fonctionne à souhait. »

Bien des déboires ont pour origine des mises à jour personnelles hasardeuses, sans compter celles que malheureusement parfois on nous impose en douce. Cela fait la fortune des spécialistes de la maintenance. Mon fournisseur d’accès a fusionné il y a quelques mois avec un gros opérateur. Messagerie lentissime à la clef pendant plusieurs semaines, remaniements incessants de la présentation et du listing des chaînes de télévision par internet, portail internet client surréaliste. Point crucial pour l'anecdote: gestion plus qu’approximative des pages personnelles.

Quand, en plus, la carte graphique de votre PC portable rend l’âme concomitamment et que vous êtes amené à réinstaller votre système d’exploitation sur une autre machine avec vos utilitaires favoris comme ils étaient avant, c'est normal, les icônes en place au millimètre près, comme elles doivent être pour éviter les bouffées d’anxiété engendrées par l’évolution du pointeur souris dans un univers étranger, SOS psychiatre n’est pas loin.

La mansarde est devenue en quelques jours un véritable cybercafé. Trois machines tournent en continu avec une noria de disques durs externes bourrés de sauvegardes. Électricité de France a du réactiver une centrale à charbon de la région.

Cerise pourrie sur le gâteau, "mon serveur" de pages personnelles se met en berne et le blog qui en dépend - quand on se croit malin d’échapper au formatage du blog de Monsieur Toutlemonde - m’amenant à appeler en secours un troupeau sauvage de serveurs disparates. Google va pouvoir utiliser mes nouvelles compétences quand ses équipes partent en vacances. Un travail de titan ou de demi-dieu, genre Héraclès, fournit en à peine deux jours pour constater que mon site était réapparu entre temps et que ma carte graphique fonctionnait à nouveau, au moins pour un temps. "Communication breakdown" suivi de "nervous breakdown".

Positivons: je dispose désormais d’un espace de stockage en ligne me faisant entrer dans le "top ten mondial". De quoi héberger maintenant une quantité d’âneries colossale et de continuer à émettre avec ma flotte informatique en pleine guerre nucléaire. Intérêt somme toute douteux que de continuer à communiquer avec Mars ou toute autre planète du système solaire!

Photo du billet: lien valant le détour

Quelques jours plus tard, négativons: la dalle TFT du portable qu'on m'a prêté en secours a rendu l'âme! J'ai du connecter un moniteur à ce portable qui usurpe totalement son nom vu, qu'en plus, sa batterie est HS... Une mise à jour automatique de mon kit de connexion m'a amené à réinstaller mon pilote Wifi et l'ancien kit pour retrouver une connexion: "Vade retro satanas informaticum !". J'ai demandé l'aide d'un exorciste pour expulser d'éventuels esprits frappeurs. En attendant sa venue, j'ai mis un crucifix en fond d'écran et accroché des gousses d'ail au moniteur. Pensez vous qu'il soit nécessaire en plus d'enfoncer un pieu en buis dans la dalle moribonde, pour blinder l'affaire?

Le 30/03/09: doté désormais d'un matériel high-tech qui incorpore des fonctionnalités essentielles comme la webcam embarquée, je livre ce message de conclusion à la presse:

vendredi 13 mars 2009

Michel Eyquem de Montaigne



Le Champion de la tolérance

Ce fut durant l'été qui suivit mon baccalauréat de philosophie que, fuyant les «morceaux choisis» auxquels le génie de Montaigne se prête fort peu, je pratiquai ma première immersion complète dans les «Essais». Cette lecture sidérante me conduisit à me poser par contraste une question sacrilège: les systèmes philosophiques ne seraient-ils pas destinés à suppléer l'absence d'idées ? N'est-on pas acculé à construire une théorie lorsque et parce qu'on reste stupide devant chaque occurrence d'une réalité dont la diversité nous submerge ?

Montaigne étalait avec une inépuisable impétuosité ce qu'est penser sans théorie, penser en prise directe sur le réel et sur l'humain. La philosophie systématique m'apparut soudain, à mesure que je le lisais, lui qui s'en passait si souverainement, comme une prothèse, une roue de secours, un micro. Si on a besoin d'un micro, c'est qu'on n'est pas un grand chanteur, me disais-je. Puis, plus tard, je finis par entrevoir qu'un large public a besoin, lui aussi, de systèmes et de théories, qui sont comme les voyages organisés de la pensée, et répondent à son besoin de répéter au lieu de réfléchir. Les modes intellectuelles n'ont pas d'autre cause. C'est pourquoi les philosophies ne se réfutent pas: elles se démodent. J'en déduisis la permanence d'une demande de substitut philosophique à l'impuissance intellectuelle, et donc que chaque époque doit nécessairement avoir son charlatan, lequel fait beaucoup de petits.

Montaigne, quant à lui, ne s'est à aucun moment démodé pendant les quatre siècles qui nous séparent de sa mort. Il a été constamment lu, puisqu'il possède l'originalité authentique et n'avait donc pas eu à en fabriquer le mirage dans une contorsion du discours, ce qui est la recette des succès passagers. «Personne n'est exempt de dire des fadaises, le malheur est de les dire curieusement», écrit-il. Rien n'est plus superficiel que de le classer parmi les sceptiques, ou plutôt de considérer son doute comme l'adhésion à une école sceptique. Montaigne n'est d'aucune école. Si rien ne le convainc, dans l'ordre de la connaissance pure, c'est qu'à son époque rien n'était convaincant. L'héliocentrisme copernicien même reste alors une pure opinion, jusqu'à ce qu'au siècle suivant Kepler, Galilée, Huygens, Newton fondent l'astronomie scientifique sur le calcul et l'observation. Montaigne inaugure la pensée moderne par la négation créatrice, qui est le contraire de l'ignorance résignée.

Avant la constitution des sciences exactes, quelle tâche sérieuse pouvait solliciter un esprit soucieux de connaître cet ennemi de l'imposture sinon l'attention immédiate et intégrale à l'humain ? Par quel mystère Montaigne est-il, dans l'Histoire, le premier écrivain qui se libère de toute idée préconçue pour simplement raconter l'homme, le regarder être, ou plutôt passer ? « Je ne peins pas l'être je peins le passage. Je n'enseigne point je raconte. Distinguo est le plus universel membre de ma logique.»

Si la certitude intellectuelle est pour Montaigne difficile d'accès, en revanche il n'hésite jamais quand la morale est en jeu. L'image convenue d'un Montaigne refusant de choisir entre le Bien et le Mal est, à chaque ligne, démentie par les diatribes du polémiste engagé dont foisonnent les «Essais». Il est le premier grand champion moderne de la tolérance. Il condamne la violence, aussi bien dans les guerres de Religion françaises, où il donne tort aux deux camps, que dans la conquête du Nouveau Monde, contre laquelle il signe le premier pamphlet anticolonialiste des Temps modernes. Mais il récuse aussi la force dans l'usage que nous avons appelé bien après lui révolutionnaire. Il argue qu'une société doit certes toujours s'amender, devenir plus juste, mais est chose trop complexe pour être améliorée par la contrainte. Le volontarisme des réformes brutales, expose-t-il, dans «De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue», engendre plus d'abus et de maux qu'il n'en corrige. Propos singulièrement actuel pour nous autres de l'ère postcommuniste.

Avocat de l'équivalence ou de la relativité des cultures et des religions, il plaide aussi pour notre déculpabilisation sexuelle (relisez «Sur des vers de Virgile») et pour l'égalité des sexes: « Je dis que les mâles et les femelles sont jetés au même moule. Sauf l'institution [= l‘éducation] et l'usage, la différence n'est pas grande.». Il est aussi le précurseur de notre conception de l'État de droit: « Me déplaît être hors la protection des lois et sous autre sauvegarde que la leur. » Aussi déplore-t-il l'hypocrisie des gouvernants qui violent le droit confié à leur protection. S'il revenait parmi nous, par exemple aux procès du sang contaminé ou des fausses factures, n'aurait-il pas lieu de répéter son épigramme vengeresse: «Ils envoient leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en règle.» ?

Jean-François REVEL





Bibliographie

- Starobinski, Montaigne en mouvement, 1982
- Le Point n°1040 du 22-08-92 pp.45-57
- philonet