lundi 7 mars 2011

Nuits de Juin


Illustration: Caroline Tosi

« L'été, lorsque le jour a fui, de fleurs couverte
La plaine verse au loin un parfum enivrant ;
Les yeux fermés, l'oreille aux rumeurs entr'ouverte,
On ne dort qu'à demi d'un sommeil transparent.
Les astres sont plus purs, l'ombre paraît meilleure ;
Un vague demi-jour teint le dôme éternel ;
Et l'aube douce et pâle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer au bas du ciel. »

-Victor Hugo -

Au cœur d’une nuit claire du mois de juin, une grosse lune pâle jetait un œil bienveillant sur la campagne assoupie. Malgré l’heure tardive, la nature, encore énervée par l’ardent soleil d’une première journée d'été, avait un sommeil agité. Les hautes herbes bruissaient de mille sons. Il faudrait attendre l’aube pour que la campagne, sentant ses premiers coups de soleil s'atténuer, respire enfin paisiblement et s’assoupisse apaisée par les perles fraîches du matin. Le clapotis d'un ruisselet toujours à l'ouvrage égaillait de sa note claire ce recoin de vallée. Le soir venu, les animaux du voisinage s’y donnaient rendez-vous pour un spectacle d'ombres chinoises. On pouvait voir la chevelure ébouriffée d’un grand saule chenu se découper sur un ciel marine criblé d'une myriade d'étoiles palpitantes. A son gros pied tourmenté, des roseaux majestueux ployaient lentement quand un souffle d'air daignait leur flatter l'échine. Parfois, deux oreilles pointaient des herbes folles. Filant bien vite en épousant une trajectoire bondissante, elles signalaient la visite d'un lapin à ressorts en maraude. Les deux hublots d'une chouette nichée dans la lucarne d’un arbre creux fixaient un instant l’intrus avant de rabaisser dédaigneusement leurs stores.

Les hommes avaient grand tort de dormir cette nuit plutôt que de venir s'asseoir au sein de ce creux de verdure. L’esprit déjà accaparé par les projets du lendemain, auraient-ils su écouter comme il faut la vie nocturne et se régaler du spectacle de ce songe d’une nuit d’été? Rien à faire, Hugo n'arrivait pas à fermer l’œil. Après s'être tourné et retourné cent fois dans son lit, il avait fini par s’éclipser en catimini, laissant la maisonnée en garde au veilleur de nuit Morphée. L’air du jardin regorgeait de senteurs suaves. Les dernières roses écloses exhalaient des effluves harmoniques. Se frayant un passage dans un dru rideau d'iris qui masquait en partie la porte chancelante d’un muret ruiné, comme un furet, il avait détalé pour battre la campagne et venir se cacher dans ce petit coin de paradis, là, sous le vieux saule.

Témoin dissimulé, c’est de la sorte qu’il déroba l'étrange histoire que Peggy Libellule, commère des roseaux, narrait à Lucy Luciole, midinette des prés. Une pointe de snobisme les avait poussées à dénicher ces deux pseudonymes anglais. Nous excuserons volontiers cette coquetterie au vu de leur insigne respectabilité. Pour qui ne le saurait pas, les deux complices étaient détentrices de dons extraordinaires: Lucy connaissait l'intégralité des histoires des chemins de campagnes et de leurs buissons; Peggy était la mémoire inaltérable des ruisseaux, des étangs et des mares. Contrairement aux humains qui ne peuvent s'empêcher de colporter en les déformant les secrets qu’on leur avait confiés, elles se refusaient d'ajouter ou de supprimer un iota aux livres du monde animal et végétal dont elles étaient les bibliothèques vivantes. De générations de libellules en générations de libellules, de générations de lucioles en générations de lucioles, elles se transmettaient cette faculté fabuleuse, ajoutant chacune un maillon de souvenirs à la belle histoire cachée de la nature.

Peggy narrait ce soir une des plus belles aventures du ruisseau. C’était voilà des lustres et des lustres, bien avant que les hommes ne sachent écrire dans des livres. Le ruisseau vivait déjà en ces temps reculés. Il était juste un peu plus jeune. La vie d'un ruisseau n'est pas à l'échelle de celle des hommes, vous le savez sans doute ?

Fred, la reinette, était la tête brûlée du collège. Le conseil de discipline ne connaissait que lui. Ses professeurs lui prédisaient un avenir des plus sombres. Sauf miracle, ils n’imaginaient qu’il pût un jour s'assagir et faire quelque chose de bon dans la vie. Son péché mignon consistait à faire régulièrement « le collège buissonnier ». Pas très bon pour les études et très imprudent pour une reinette. On l'avait pourtant averti des dangers qu'il courrait à chercher l'aventure au milieu des prés. Une buse planant au-dessus de son royaume, des hérons cendrés en patrouille, et s'en était fini de lui. Il savait pourtant que, même si les grenouilles ont la capacité de gambader un peu sur la terre ferme, elles ne peuvent y séjourner trop longtemps. Danger les jours d'été où le soleil frappe fort et dessèche la peau comme le souffle d'un dragon. Les grenouilles doivent garder à portée de cuisses un point d'eau frais. Allez faire entendre raison à une reinette toquée d’escapades. Fred faisait fi des conseils pour s’adonner sans mesure à ce qu’il aimait le plus au monde. Il estimait qu’à suivre en permanence le bélier sans broncher, les moutons ne se prêtaient en fait que plus facilement à la tonte régulière.

Un joli matin de mai, c'est au décours d'une de ses périlleuses évasions bucoliques qu'il s'était retrouvé nez à nez avec une drôle de petite fleur jaune. Elle envoyait un reflet de lumière dorée du plus bel effet sur le plastron de son élégante chemise verte. Il ne connaissait pas le nom de cette jolie fleur des champs. Mais vous, vous le connaissez sans doute? C'est celui de la fleur dont les pétales jaune vif vous disent si vous aimez le beurre quand on vous la met sous le menton.
Comme elle était fort simple et d'une politesse exquise, plutôt que de laisser Fred un temps dans l'embarras, elle se présenta aussitôt :
- Je suis Lara, le Bouton d'Or. J'habite en bordure de sentier depuis quelques semaines.
- Le « Bouton d'Or », je sais ça, dit Fred pour ne laisser aucun doute quant à son érudition. Moi!... c'est Fred la Reinette.

En fait, notre fanfaron, prenait sur lui pour montrer un ton assuré alors qu’il était en proie à un trouble inconnu. Une étrange sensation s'était emparée de lui au moment même de la rencontre: une sorte de frisson. Différent cependant de celui qui vous parcoure l’échine les matins d'hiver quand la brume est glacée et que le froid vous transperce. Plutôt un frisson chaud, un truc qui serre la gorge et fait flageoler les guibolles. Il avait senti ses joues s'empourprer. Curieux pour un animal à sang froid.
- Je bats la campagne à la recherche de moucherons savoureux. Ceux du ruisseau sont bien trop fades pour un palais de connaisseur. Tu connais un endroit où ils sont vraiment succulents ?
- Tu sais, mon problème est plutôt d'éviter ces insectes. De plus, je suis contrainte à demeurer sur place. Deux petites différences entre les fleurs et les grenouilles, indiqua Larissa en lui souriant gentiment.
- C'est vrai… je disais ça pour plaisanter ! Notre fier à bras continuait à s'enliser.
- Par contre, je me rapproche de toi par le fait qu'il me faut toujours de l'eau à portée. Bien que la couleur de ma robe rappelle celle du soleil, je crains comme toi ses rayons trop vifs. Malheureusement, un souffle de vent taquin m'a fait naître sur une terre aride. Cela ne fait rien, car j'ai eu la chance d'éclore au bord d’un chemin où je vois passer des êtres captivants.

La matinée avait filé en bavardages complices. C'est à regret que Fred avait pris congé, voyant le soleil pointer au zénith. Il devait rentrer tout en laissant croire qu’il revenait du collège. Sur le chemin du retour, la petite fleur jaune lui manquait déjà. De quoi troubler sa belle insouciante coutumière. Il avait beau se dire que ce n’était jamais qu’une quille à la vanille, les jours suivants, ses vagabondages le ramenaient invariablement au sentier le long duquel pointait au milieu des herbes rares le petit bouton d'or. Son cœur se remettait à battre la chamade dès qu'il apercevait la robe de la douce Larissa. Les parents des deux amoureux finirent par flairer une étrange affaire. Conseils avisés, interdictions solennelles, punitions répétées, rien n'y fit. Comment imaginer endiguer le cours d'un grand fleuve avec quelques pelletées de sable?

L'été en son milieu se fit torride. Une fournaise embrasait la campagne et asséchait les mares. Les rayons de Phébus dardaient comme autant d'aiguilles incandescentes, écriraient plus tard les Anciens. L'éclat de la belle Larissa déclinait. Sa belle parure dorée se fripait peu à peu. La pluie des nues avait oublié la terre. Fred se faisait un sang d'encre. Lara gardait pourtant des propos enjoués. Sans doute ne souhait-elle pas inquiéter Fred. Elle sentait bien qu'elle n'allait pas pouvoir tenir longtemps si la canicule persistait.

Un matin d’Août, quand le jour nouveau s'était levé accompagné d’un soleil de plomb, les prés jaunis n'avaient même pas ressenti l'effet apaisant du baume de la nuit. Fred comprit que celle qu'il aimait courait un grand danger. Mort d'inquiétude, il décida de se lancer dans un sauvetage désespéré. Dénichant une grosse coquille vide d'escargot, il la fixa solidement sur son dos avec une tige de liseron. Plongeant sa hotte de fortune dans le mince filet d’eau qu’était devenu le ruisseau, il entreprit courageusement une navette harassante. Ployant sous son fardeau, il retournait inlassablement aux pieds de Larissa. Elle se trouvait à bonne distance de tout point d'eau. Elle l’avait indiqué. L’effort était «suranimal» pour cette petite reinette équipée de la sorte. Arrivé à destination, Fred versait le peu d'eau qui restait dans la coquille au pied de la fleur dont la tige amollie l’inclinait au point de toucher le sol. Toute flasque, elle continuait à lui sourire avec effort pour l'encourager dans son entreprise insensée.

Midi approchait, l'air ondulait sur la vallée comme au-dessus d'un brasero. Fred n'en pouvait plus. Sa peau se craquelait par endroits. Il pressentait que ses efforts allaient devenir vains. Dans un souffle, Larissa finit par le convaincre de cesser son labeur de bagnard. Sentant la fin approcher, elle souhaitait qu’il reste à ses cotés pour lui confier un secret :

"Tout a une fin, Fred, c'est la loi de la Nature. Même la terre qu'on croit éternelle, même les étoiles qui semblent immortelles. Tout finira par disparaître. Rien ne survivra à la fin des fins. Mais il ne faut pas être triste, car, dans un univers où plus rien ne fera palpiter la nuit, de l'extrême lointain, du fond du fond, montera soudain une étrange farandole: la farandole des mots d'amours. Un grand souffle surgira du néant, accompagné d'une merveilleuse lueur d'aurore, le souffle de la tendresse. Tombera du ciel une pluie de fleurs d'or et d'argent frappant les fils d'une grande harpe pour donner une musique enchantée. Elle remplira les espaces les plus reculés. Fred, n'oublie pas, aucun geste, aucun mot, aucune preuve d'amour ne seront oubliés. Quand tout aura disparu, renaîtra ce que l'on n'a jamais pu voir, saisir, emprisonner, ou toucher, et qui pourtant brille comme des étincelles entre les êtres. Chacune de ces petites étincelles rejaillira à la source de l'autre vie qui est à naître."

Larissa ferma les yeux après cet ultime effort. Au sein du cauchemar, Fred coupa délicatement avec sa bouche la tige gracile et, dans un dernier effort, partit vers le ruisseau, sa fleur aux lèvres. Arrivé au milieu du sentier, il s'évanouit. Les flammes du soleil allaient l'anéantir...

Malgré la chaleur excessive, deux petites filles remontaient le chemin en trottant. Elles croquaient des cerises. Deux petites filles toute pareilles, deux sœurs du même œuf! Elles étaient légèrement bizarres pour ceux qui les connaissaient peu. Leurs conversations ne toléraient vraiment qu'un sujet sérieux: le monde animal. Il faut croire que celui des hommes ne les enthousiasmait guère. Elles battaient la campagne à la recherche de nouveaux amis et se faisaient un devoir, quand par malheur elles trouvaient un animal mort, de lui fournir une digne sépulture. Pour elles, sans doute, les animaux avaient une âme. Folie pour les humains, évidence pour qui vient s’installer au milieu de la nuit au pied d'un vieux saule pour écouter les lucioles et les libellules.

Elles découvrirent la grenouille gisant au beau milieu du chemin, une fleur à la bouche. Tout laissait supposer qu'elle était morte. Malgré leur tristesse, après l’avoir ramassée, elles ne purent s'empêcher, comme d’habitude, de se chamailler pour savoir ce qu'elles devaient faire de la pauvre petite reinette. L'élément naturel d'une grenouille c'est l'eau, non ? Une trêve les amena à déposer d’un commun accord la reinette dans le lit du ruisseau voisin. Jetant un dernier regard triste en direction de la grenouille qui partait au fil de l'eau, elles furent frappées de stupeur en voyant l'animal amorcer quelques brasses. Fred était sauvé! Épuisé, il ne put cependant que lever les yeux pour regarder une dernière fois Larissa flotter sur l'onde avant de sombrer dans un profond sommeil propice à l'oubli.

Le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel quand Fred rouvrit un œil. Un spectacle merveilleux se déroulait à la surface de l'onde. Le bras du ruisseau était couvert de fleurs splendides. Elles possédaient les belles couleurs de Larissa et Fred. Elles dansaient au gré des remous comme autant de couverts de porcelaine fine: une tasse jaune sur une soucoupe verte. Personne ne connaissait ces fleurs, mémoire d'animal, voire de libellule. De nos jours, on les appelle nymphéas ou nénuphars. Vous devinez maintenant pourquoi les grenouilles aiment tant leurs grandes feuilles pour venir y coasser. Gardez le secret.

Évitez surtout de raconter cette histoire à un botaniste, qui soutiendrait mordicus qu'une Renonculacée n'a jamais pu donner naissance à cette espèce de fleur aquatique. Pensez en dedans de vous qu’il ne sait pas que l'amour peut accomplir des choses bizarres. Mais, si vous lui racontez tout de même, au moment de la remarque pleine de suffisante du personnage, comme si de rien n'était, glissez alors cette question perfide: "Le nom 'renoncule', ne vient-il pas du mot latin "ranunculus" qui veut dire 'petite grenouille' ?"



A Caroline et Céline.



Pierre TOSI - Juin 1990 -

Liste des nouvelles du recueil

Note:
j'ai corrigé cet ancien conte pour enfants qui avait constitué un de mes premiers travaux d'écriture, voilà plus de vingt ans. En voici la version définitive. Concernant la place de cette nouvelle dans ce recueil ayant trait à la passion amoureuse, elle représente la vision juvénile de l'état amoureux. 


5 commentaires:

  1. les jumelles doivent être fières de toi et toi de Caroline !
    vraiment bien joli, ce conte. bravo !
    Noëlle

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  2. pas mal la seurette joli dessin

    vincent pseudo ;)

    a+ ( jespére que Pacha va bien°)

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  3. Noëlle> et bien voilà qui fait plaisir à l'auteur et le fera sans nul doute à l'illustratrice si elle vient faire un tour dans les commentaires du billet. Je ne sais pas comment cela fonctionne (un câble qui passe dans l'océan?) mais j'ai quelques nouvelles électroniques de son séjour dans la Verte Irlande, pays des poètes, des bagarres dans les pubs, de la Guinness et des Leprechauns.

    Vincent pseudo> salut martial au parigot qui a déniché quelque part un ordinateur qui ne sert pas uniquement à jouer en réseau. Je transmets ton commentaire à Caro.

    Pacha est en forme. Aucune souris dans le dessin de ta sœur, il n'a pas sauté sur l'écran.
    Bises.

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  4. Une connexion Internet ‘‘digne de ce nom’’, me permets, enfin, de monter à la mansarde et d’y laisser un commentaire. Je vois, papa, que tu assures ma promotion : illustration, brochure … Thanks a lot !)
    Tu as raison, en s’y mettant à plusieurs, on finira bien par me dégoter un travail ‘‘digne de ce nom’’ … voilà deux fois que j’utilise cette expression … Mes dernières recherches de terrain au pub me feraient-elles éprouver le besoin de retrouver un semblant de dignité ? Je crois, pourtant, avoir dignement respecté la tradition irlandaise, samedi soir, avec une belle ''observation participante'' : six tournées de Guinness et un petit whisky pour faire passer tout ça ! Salonge ! Hic !)

    Merci mille fois pour ces commentaires et la spéciale dédicace du frérot !

    See you soon …

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  5. Mlle Myosotis> Ton commentaire tombe juste au moment de la publication d'un billet sur Oscar Wilde et le Dandysme. L'auteur célèbre, natif de Dublin, et qui plus est,représentant reconnu du Dandysme, peut t'ouvrir la voie à une dignité teintée de la distinction de ce mouvement. Un pèlerinage dans le quartier qui a vu naître l'Oscar pourrait être profitable pour y percevoir de "good vibrations" contribuant à l'élaboration de ton nouveau style de vie.

    Question pub, ton illustration sur "Nuits de Juin" a déjà été visionnée plus de 200 fois dans Picasa et se trouve présente sur de nombreux liens de sites sociaux, style Face Bouc.

    Le frérot part demain en classe de neige.

    Bises.

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