Formule éculée:
«La réalité dépasse souvent la fiction».
La série américaine «
Urgences», aux épisodes plus dramatiques, spectaculaires et peu crédibles les uns que les autres relate le quotidien du service d’accueil d’un hôpital de Chicago. C’est bien en dessous de ce qui pouvait se passer dans les
années 70 aux urgences de l’
Hôpital Central de Nancy. Pour clore ce préambule racoleur à peine amorcé, je dois y aller de deux précisions qui auront leur l’intérêt dans l’anecdote qui va suivre. Primo, j’étais au moment des faits, externe en cinquième année de Médecine et sortait fourbu d’un stage en
chirurgie B de cet hôpital alors spécialisé en traumatologie et chirurgie vasculaire. Secundo, parmi les nombreux titres honorifiques ronflants qui constellent mon curriculum, je suis président à vie par décision dictatoriale de "
l’Association Nancy 130" mondialement connue et reconnue. Mes fonctions principales à ce poste consistaient (oui un imparfait… le «à vie» était de trop, l’association a du être dissoute suite à des événements terribles dont, bien des décennies plus tard, je refuse encore la simple évocation malgré l’insistance tenace de mon psychanalyste) à jouer le rôle d’impresario véreux pour un groupe de musique qu’on va taxer de Rock pour ne pas blesser les survivants. Ceci n’est pas une clause de style, mais une conduite prophylactique qui prendra son effet au lu de l'exit du billet.
Passons à l’anecdote, car le temps presse et je ne veux pas rater le début de "Plus belle la vie". Fin d’après-midi estivale radieuse. Une réunion de préparation du prochain concert du groupe a eu pour siège le domicile parental. Elle se termine dans la bonne humeur obligatoire pour maintenir les conditions psychologiques aptes à affronter un public exigeant. La qualité systématiquement lamentable des prestations proposées par l’orchestre eut plutôt requis un public odieusement permissif. Les membres du groupe s’égaillent dans la cité, usant de moyens de locomotion variés dont la description n’a pas un intérêt fondamental, sauf celle de la motocyclette du chanteur du groupe. Il me faut aujourd'hui faire preuve d’un effort de concentration colossal pour ne pas sombrer dans le descriptif pointilleux où pourrait m’entraîner le catalogue des mutations de l’engin à l’exotisme extrême qu’enfourchait notre baryton pour ses déplacements quotidiens. Pour faire court, nous dirons que c'était au départ une mobylette de base de marque française, trafiquée au gré de ses foucades au point de dépasser les limites de l’acceptable. Je ne possède malheureusement pas de documents d’époque de sa «103 évolution Destroyer». Cependant, j’ai trouvé sur la toile une photo qui s’en approche. Les seuls éléments qui diffèrent vraiment sont : l’écartement du guidon qui était beaucoup plus faible sur sa machine pour améliorer l’aérodynamisme, au risque d'embrocher sans coup férir les testicules du pilote lors d’un freinage violent; l'absence de bombe sur la tête du cavalier.
Je m’apprête à passer à table quand un coup de sonnette stoppe illico les copieuses sécrétions de mes glandes salivaires. Tout le contraire des chiens de Pavlov. Pourquoi donc, tiens tiens, le boucher du bas de ma rue, en grande tenue d’apparat - long tablier blanc à poche ventrale kangourou, veste de coton à petits carreaux bleus et toque professionnelle - vient-il me rendre visite à une heure aussi incongrue? Le personnage est un peu plus pâle qu’à l’accoutumée: «A whiter shade of pale». Il semble sous le coup d'une émotion peu commune. Pourtant, comme sa viande, l’homme n’est pas un tendre (ou vice-versa).
- Connaissez-vous un certain Philippe B. qui réclame votre assistance à l'intérieur de mon magasin ?
- Oui... malheureusement.
- Il vient d’avoir un accident devant ma porte.
Quand le devoir appelle, on se doit de le suivre, même si, en la circonstance, c’est un boucher du quartier. Spectacle d’horreur devant son établissement: la "103 Destroyer" git dans une mare d’huile. J’aperçois son propriétaire au travers de la devanture, entre deux têtes de veaux aux naseaux persillés, le dos tourné à des carcasses de bœufs inquiétantes, bien loin de la première fraîcheur (les carcasses de
bœufs). Il applique sur sa tête une serviette en papier sanguinolente. Cela me permet de le distinguer au milieu des têtes de veau. Ça devait arriver! Rouler sans casque et défier sans fin les lois de la dynamique des corps à frôler sans cesse les bordures de trottoirs, a fini un jour, même si c’est un soir en l'occurrence, par l'amener à percuter son destin. J’entre dans le magasin et jette en professionnel de la sémiologie médicale un œil tout aussi pudique que furtif sur l’entrejambe du sinistré. Il a évité le pire c’est déjà ça. Aucune perforation du jean.
«Il a bien tapé », ne cesse de psalmodier, un brin ahuri, le père du boucher qui pourtant avait du voir du plus gore, lui qui explosait tranquillement en sifflotant ses morceaux de barbaque à grands coups de hache. Examen attentif du cuir chevelu du missile: une entaille de dix centimètres pissant copieusement le sang mais pas de cervelle apparente.
-On a appelé le SAMU», interrompt avec bonheur la kyrielle des "Il a bien tapé". Exact, le gyrophare d’un véhicule purpurin illumine désormais de ses flashs bleus le cadre bucolique de la scène.
-Où est le blessé? Ceci confirme le fait qu'il est très difficile de le localiser parmi les pièces anatomiques animalières.
- Vous-êtes qui?
- Un prêtre de la paroisse venu administrer l’extrême-onction.
- Très drôle !
- Bon... un camarade venu recueillir le corps...
- Montez!
Allongé sur la civière, le blessé reprend peu à peu le dessus. Sa question concernant l’éventuel intérêt qu'on lui l'administre un «sérum antititanic» l’indique. L’humour revient à la charge. Je me permets de lui demander si je dois prendre ça pour du lard ou du cochon. Le service des urgences se trouve à quelques encablures du lieu du sinistre. C’est le service de chirurgie B qui assure aujourd’hui la garde de traumatologie. Comme d’habitude, la salle d’attente ressemble à la cour des miracles. Plus exactement à un rassemblement devant la grotte de Massabielle à Lourdes. Internes et externes débordés. Attente de plusieurs heures assurée. Je coince une externe dans un couloir et lui précise que je connais bien le service pour y avoir travaillé les mois précédents. S’il reste un box libre, je peux me charger d’une suture. Pas de problème. Rasage périphérique de la blessure, Xylocaïne, parage, détersion, asepsie, set de suture, masque et gants chirurgicaux, c’est parti pour la couture.
- Et ma mob?
- T’inquiète, mon frère s’en est chargé.
Reconnaissance émue du miraculé et comptage assidu des points de suture pratiqués, histoire d'enjoliver ses récits ultérieurs d'une voltige digne de la
Horde Sauvage.
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