Ma future épouse M. et moi-même revenions en voiture d’un hôpital mosellan où j’effectuais alors un stage d’interne en Médecine. Arrivés en haut du boulevard des Aiguillettes, où habitaient ses parents, je la revois aujourd’hui comme si c’était hier, enlever sa ceinture de sécurité. Son port n'était pas encore obligatoire en agglomération. A une trentaine de mètres de chez elle, figurait et figure toujours sur ce boulevard, une intersection protégée à droite comme à gauche par un panneau «STOP». Cette précision vise à bien faire comprendre que ce renfort de signalisations nous accordait, sans hésitation possible, la priorité de passage. Quelle ne fut pas ma surprise de voir arriver à la vitesse d’un gastéropode, sur ma gauche, qui plus est, une Fiat jaune banane flambant neuve pilotée manifestement par quelqu'un faisant totalement fi de mes prérogatives. Avec une couleur pareille, je ne pouvais pas la rater. Je pensais qu’il aurait tôt fait de dégager la chaussée. Non, il traînait épouvantablement. J'eus beau m'arc-bouter comme un malade sur la pédale de frein de ma 104, l’impact transversal eut lieu, inéluctable. Quand je disais que je ne pouvais pas la rater.
Les principes physiques et ses lois sur la quantité de mouvement appliquées aux chocs élastiques des masses firent que l’auto-tamponneuse folle se mit à décrire à plat sur la chaussée une gracieuse trajectoire parabolique qui la fit s'enrouler en banane, bien sûr, autour du panneau stop opposé. Des sons de laminoir pourraient enrichir enrichir la scène. Comme dans le ralenti du film où Michel Piccoli est victime d'un accident de la route au milieu d'un verger normand, "Les choses de la vie" de Sautet, je vis parfaitement le conducteur flotter un temps dans l'habitacle de sa voiture dépressurisé, puis rouler sur le coté en direction du siège passager avant d'être éjecté par la portière qui s’ouvrit au moment du second impact. Piccoli n’avait pas bouclé sa ceinture de sécurité, lui non plus.
Pendant que je m’agrippais au volant, M. était partie en direction du pare-brise faisant voler au passage, d'un coup de tête magistral, mon rétroviseur intérieur. Groggy après la tamponnade violente, je restai quelques secondes hébété, accroché stoïquement au gouvernail, capitaine du Titanic après sa collision avec un iceberg. M. et moi finîmes enfin par nous scruter individuellement et mutuellement de la tête aux pieds. Pas de dégâts corporels majeurs apparents. Nous giclâmes alors de nos sièges pour porter secours à l'homme volant. Son visage hagard émergea rapidement au dessus de l'accordéon du toit de son épave durant notre sprint. Les cheveux hirsutes, les lunettes de travers, dépenaillé comme un peau-rouge venant de passer sous un troupeau de bisons, il se mit à évoluer comme un robot revêtu d'un grand imperméable autour de sa voiture : spectacle rare. En plus, le cyber-cheyenne lançait des imprécations ahurissantes en direction du ciel. Il continuait à tourner autour de son véhicule comme s’il se fut agi d’un chariot yankee à truffer de flèches. Méprise totale cependant, il s’agissait du sien. Son cri de guerre était une litanie de cet ordre: « Où est ma chaussure? Vous n'avez pas vu ma chaussure? J'ai perdu ma chaussure. »
Non, il ne parlait pas de mocassin...
Seul détail rassurant au milieu de cette scène surréaliste, il avait bel et bien perdu une chaussure dans l’affaire. Nous ne fûmes pas longs à la récupérer pour tenter de le calmer au plus vite. L'objet vital de nouveau en sa possession, le brandissant comme un tomahawk, il se mit à psalmodier un autre chant rituel: « Vous vous rendez compte du pot, ma guitare n'a rien. Pas possible, même pas pétée. Pour un coup de pot, c'est un coup de pot. Ma guitare n'a rien, pas possible, vous vous rendez compte, ma guitare à l’arrière est intacte... »
Cela n’en finissait pas. Le malheureux occultait la vision d’épouvante que constituait son automobile morte, gisant en croissant de lune sur le trottoir. Il se rassérénait avec l’anatomie préservée de son précieux - comment en douter - instrument de musique. Notre homme avait perdu la notion des valeurs matérielles.
Bien que mes sens fussent encore sens dessus dessous (allitération), je m’aperçus enfin avec stupeur que le peau-rouge sous champignons hallucinogènes que je venais d'éperonner avec le rostre de ma Peugeot était un ancien camarade de classe. Un autre Pierre que je n'avais pas revu depuis des lustres. Je tenais enfin une parcelle d’explication rationnelle à ce télescopage absurde. J'avais en face de moi, la mine hagarde, semblant échappé du centre psychiatrique proche des lieux du sinistre, l'imperméable en bataille, une chaussure noire à la main, un des plus grands rêveurs de la planète: le Pierre Richard lorrain. Cette apparition jaune pétard nonchalante et cette traversée aberrante de la chaussée au mépris de toutes les règles de la circulation collaient parfaitement au personnage. Par bonheur, lui aussi recouvrait peu à peu ses esprits. Le fait qu’il gardât sa chaussure en main ne devait plus être considéré que comme un simple épiphénomène.
Ce fut alors le bouquet final, l’apothéose de cette scène ubuesque. Deux personnages heureux de se retrouver dans des circonstances cataclysmiques qui forçaient les badauds ébahis par le spectacle de cet amas de ferrailles, à concevoir qu’en pareilles circonstances, les victimes se devaient d’évoquer, assis sur le bord du trottoir, en attendant la police, les meilleurs passages des albums d'Achille Talon de leur adolescence. L’album "Cerveau-choc" en particulier pour ces encéphales bien ébranlés.
Mon futur beau père, journaliste aux faits divers à l'Est Républicain, était placé aux premières loges. Cet accident venait de se dérouler sous ses fenêtres. Il avait rapidement donné l’alerte avec son matériel de radioamateur. La planète était désormais au courant du scoop. On lui mâchait le boulot. Comble du comble au milieu de ces coïncidences étranges, il affirma connaître le père du sinistré. C’était un de ses anciens collègues du journal.
Dans le quart d’heure qui suivit, quelle fut l'attitude de M. dont le front se barrait d'un trait sanglant? Son organigramme comportait un départ impératif à cinq heures pétantes pour les vendanges avec des copains. Elle allait être en retard. Elle me laissa avec ma 104, version courte, compression de César.
Pour mettre un point final humoristique à cette aventure qui n'en manque pas par ailleurs, je précise que mon camarade fut invité à mon mariage, quelques mois plus tard. Le moins qu'on puisse faire en pareille circonstance. Dans le courant des festivités, il m'indiqua qu'il était professeur de français dans un lycée du nord de la Moselle, proche de la frontière allemande. Il avait donné ce sujet de rédaction à ses élèves pour les vacances de Toussaint: " Vous assistez à un accident de la route. Décrivez les éléments de la scène. Faites parler les acteurs et les spectateurs."
Il précisa, sur le ton de la confidence ironique: « Tu sais là-haut, ils n’ont pas peur du sang qui gicle et de la cervelle collée au pare-brise. J’ai dû me tenir une ou deux fois à mon fauteuil pendant les corrections ! »
Le scénario de ce film est à base de faits réels. Les personnages principaux ont existé et existent toujours. Aucun animal n'a été maltraité durant le tournage, hormis les chevaux vapeur. Les cascades ont été réalisées par l'équipe de Rémy Julienne.
Merci de me fournir tant d'années après le témoignage de la partie adverse, même si cela ravive des souvenirs douloureux, en particulier pour mon malus enfin épongé l'année dernière. C'est vrai que je peux être parfois un peu distrait, comme tous les grands penseurs, mais il ne faut pas exagérer, je traversais normalement le carrefour à 15 km/h: j'étais en rodage. C'est très désagréable d'être expulsé de la sorte de son véhicule par un "carjacker" maladroit et en plus de marcher avec une seule chaussure sur des morceaux de verre. Tu ferais bien d'en convenir. Je te remercie encore d'avoir épargné ma gratte qui m'a servi probablement de talisman. Je venais de l'acheter chez Dupont-Metzner.
RépondreSupprimerLa voiture, j'avais longuement hésité sur la couleur. J'ai demandé qu'elle soit repeinte dans une teinte plus sobre: blanc avec des croix rouges sur le toit (on ne sait jamais que tu te sois mis à l'aviation), sur les portes, le capot et le haillon arrière.
Hugh! homme blanc bien fait rigoler "Mocassin envolé" dans son tipi devant lucarne de Gros Bill.
Amitiés aux survivants.
Macheprot> Un survivant te salue.
RépondreSupprimerLa mauvaise foi de l'éducation nationale. On traite de "carjacker", plus trente ans après, un honnête citoyen qui a du faire du stop pendant un mois pour aller à son travail, le temps des constats et réparations de son véhicule.
Rusty sans Rintintin
Oui, mais belle économie de carburant qui en est résultée...
RépondreSupprimer