jeudi 15 mars 2012

SIX - AOÛT


Sentier menant du Plan de l'Aiguille à la Mer de Glace


"Si nous résistons à nos passions, c'est plus par leur faiblesse que par notre force." 
 - La Rochefoucauld, Maximes.



La grosse Mercedes s'engageait dans un long défilé rocheux, sorte de sillon gingival creusé au fil des siècles par les eaux du Trient à la base de la Dent du Fenestral. L'atmosphère austère et crépusculaire du secteur contrastait avec celle de la large vallée verdoyante aux lumières crues que le véhicule venait de quitter. Par quelques trouées sud, heureuses lucarnes percées dans cette forteresse de grisaille, dardaient, comme des coups de flash, les neiges étincelantes du massif du Mont Blanc trônant en retrait de sa cour altière d'aiguilles acérées.

Travelling en suivi et zoom avant sur l'habitacle de la limousine. Quatre passagers : une diagonale femme, une diagonale homme. Le conducteur, est lancé dans une diatribe enflammée qui relègue ses passagers au rôle d'intervenants mineurs autorisés à glisser des réparties lapidaires au profit de ses courtes inspirations. Karajan, baguette de feu à la main, s’adonne à une prestation bouillonnante. Il souligne les passages fortissimo de sa partition par des pandiculations spastiques. Le fait qu'il puisse négocier sans encombre le secteur routier tortueux dans lequel il vient d'engager son véhicule est un véritable mystère. Costume croisé bleu marine, chemise blanche, cravate en soie bleue striée de jaune - petite faute de goût, une pochette du même motif - permettent d'avancer des hypothèses sur la profession du tribun. Cadre supérieur, dynamique, c'est une évidence, patron de P.M.E ou gros négociant? Se retournant régulièrement, il désigne la victime de son réquisitoire, l'occupant mâle assis à l'arrière. Mâle, c'est peu contestable, victime, plus discutable. Absorbée dans la contemplation du paysage, l’homme semble imperméable aux traits que le conducteur décoche.

Plan américain sur Christophe, le paon du barreau qui fait la roue pour circonvenir les jurés féminins qu'il a requis la veille au soir. C’est un coup de fil suintant le cafard de son copain Hugo - le contemplatif de la banquette arrière – qui l’a poussé à organiser cette excursion en montagne. Sa tance verbale se veut électrochoc. Son pilotage de rallye-man peut renforcer l’effet thérapeutique souhaité. Les passagers s'accrochent aux vertus protectrices prêtées au Saint Patron des voyageurs, son patronyme. Une déception sentimentale est à l’origine d'un gros coup de cafard de son ami. Son geste altruiste est cependant un peu trop ostentatoire. Petit extrait du décapage haute pression qu'il inflige au patient: ʺ Gentes demoiselles, nous avons à bord une sorte d'aède claquemuré sur ses hauteurs. Pauvre comme Job, l’esprit paré d'idées fumeuses d’ancien soixante-huitard, des possibilités à la pelle laissées en friches, une épouse à la patience infinie et une maîtresse ardente qui ont fini par l'abandonner à ses dérives oiseuses. Elles auraient dû le pendre par la peau des couilles depuis des lustres. Replie tes grandes ailes l’albatros et viens rejoindre les rampants que nous sommes sur le chemin de la raison. ʺ

Le prince des nuées écoutait désormais la fustigation verbale avec un sourire en coin. Christophe se surpassait. Sa tirade avait du souffle. Il savait que l'autodidacte aux commandes était un as du bagout. Christophe dressait une satire un peu réductrice de ses dernières années. Elle avait cependant le mérite d'être haute en couleurs. Bien qu'encore un peu sous le choc de la métaphore douloureuse de la pendaison testiculaire, Hugo pointa calmement du regard le pare-brise tout en laissant tomber: ʺ Si le rampant veut continuer à coller à la chaussée - à moins que son palace roulant ne soit muni d'un pilote automatique - il ferait mieux de continuer à pointer ses yeux de biche en direction de la proue."

Il en fallait plus pour stopper l'homme d’action en mission quand ses bielles donnaient sous pleine pression. Il traversait les gares comme un bolide et ce n'est qu’un tender vide qui parvenait à l'arrêter. Ses auditeurs ébaubis par ses folles chevauchées oratoires finissaient alors par se reprendre, la machine donnant ses derniers hoquets. Cette fois, la bête humaine semblait vouloir pulvériser le tamponnoir en bout de ligne. Le sifflet crachait des jets de vapeur stridents: ʺTa philosophie foireuse de baba cool t'a fait perdre deux femmes qui ne demandaient un minimum de sécurité matérielle pour continuer à te suivre."

Christophe quêtait l'assentiment des passagères. Il ne tarda guère. Hugo était friand de ces scénarios entendus. Pour lui, les deux groupies du tribun étaient de l'espèce à patauger dans le convenu. Deux belles plantes apprêtées, deux natures généreuses irradiant le charnel. Hugo connaissait la blonde pulpeuse au décolleté mirobolant. Elle exhibait invariablement sur son étal "Wonderbra" ses deux pis munis d'un seul trayon. Hugo imaginait mal que ce fut son intellect grésillant qui ait tétanisé Christophe. Hugo, qui la connaissait depuis quelques années, ne prétendait pas que la fille était bête à manger du foin. Il considérait simplement qu’elle avait l’esprit pratique. Depuis sa prime adolescence, elle avait probablement compris que l'exposition avantageuse des secteurs chauds de son anatomie était un argument de poids pour s'adresser aux hommes. Un outil de ramassage exceptionnel que la mise en avant de ses nénés Tuperware.

Laura, la brune typée qui siégeait aux cotés d'Hugo, donnait dans un registre moins tonitruant que Célia. Hugo craignait cependant qu'elle peinât dans les dernières étapes de la mise au point de l'eau tiède. Depuis près d'une heure, elle le collait régulièrement. Les épingles serrées qui truffaient le parcours ne pouvaient être la seule explication du phénomène. Le regard qu’elle lui lançait à chaque contact laminait l'hypothèse. Il soupçonnait Christophe d'avoir mandaté Célia auprès de Laura pour lui demander de jouer "au pied levé" la thérapeute de service. Hugo connaissait le point de vue de Christophe sur la sexualité. Elle était pour lui la panacée des troubles de l'humeur, et en comparaison, les derniers antidépresseurs du marché, du pipi de chat. Hugo s'amusait de cette mise en scène cousue de fil blanc. Il ne savait cependant pas comment indiquer à la panthère frôleuse, sans la mettre dans l'embarras, qu'une thérapie copulative avait peu de chance d'aboutir aujourd'hui. Faire l'amour sans amour, quand la passion tarabuste encore, c'est mission impossible. Hugo se remémorait les phrases de Stendhal sur la passion amoureuse en phase de "cristallisation secondaire" : ʺ Ce bonheur si charmant, je ne le reverrai jamais! Et c'est par ma faute que je le perds! ... Si vous cherchez le bonheur dans des sensations d'un autre genre, votre cœur se refuse à les sentir. Votre imagination vous peint bien la position physique, elle vous met bien sur un cheval rapide, à la chasse dans les bois du Devonshire; mais vous voyez, vous sentez, que vous n'y auriez aucun plaisir. ʺ

Hugo croisait encore sur les eaux tempétueuses du sentimentalisme. Continuant à tirer un bénéfice de la rumination de ses souvenirs passionnels, il retardait sa guérison. Christophe avait mis à nu une veine aurifère. Il l'exploitait avec conscience à grands coups de pioche : ʺNotre ami s'accroche aux idéaux romantiques comme un naufragé à un radeau. ʺ

Sourires niais de connivence des expertes ès romantisme. De quoi décupler la fougue de Christophe. La cheminée de la machine s’orna d’un volumineux panache de fumée noire. Les idées phares des mouvements de libération de la femme avaient glissé sur son plumage comme l'eau sur celui du canard. Cet extrait de son discours abrasif en témoigne : " Un chiffre non nul suivi d’un bon nombre de zéros, voilà la nombre d'or de la relation homme-femme. La puissance du mâle des temps modernes est financière. Finie l'atout musculaire pour les femelles. L’âge des cavernes est révolu. Ce qu’on m'offre montre ce que je vaux. Arguments fallacieux que ceux qui voudraient minimiser l'attrait du pactole. Qui plus est, quand le quotidien a ratatiné la force des premiers émois. Face à l'avanie des ans, le phénomène s'amplifie encore. La célibataire part en chasse pour assurer ses vieux jours, avant de se retrouver hors argus. Haro sur le dernier mâle au portefeuille garni avant le désert. Tableau cynique mais lucide, Hugo. Tu dois respecter les règles du jeu social, les lois de la sélection naturelle.
- Mon Cricri d'amour (il savait que ce sobriquet mettait hors de lui le macho qui s’acharnait à éradiquer tout surgeon de féminité), mon Darwin joli, tu parles en éthologue averti quand tu arrêtes de compter tes biftons.
- Petite baisse des affaires, un enfoiré qui me fait soucis, une journée de repos, et je me laisse aller bêtement !
- Oui, jusqu'à te faire l'apôtre de l'incontournable "struggle for life". De là à soutenir que la plupart des femmes sont des intrigantes vénales? ʺ

Les deux femmes à cinq zéros discutaient entre elles depuis quelques minutes. Cela valait mieux. Elles comparaient leurs toilettes. Elles échangeaient adresses et conseils utiles. Des professionnelles du stimulus visuel, des angiospermes humains élaborant minutieusement la panoplie qui leurre le maximum de butineurs. Le "J'adore... Je déteste..." étaient les uniques options de leur langage binaire. On était loin du joli camaïeu des belles conversations, du subtil mélange des pastels de l'esprit. Pour être juste, Célia répondait mieux à la caricature. Laura semblait entrer dans son jeu par mimétisme courtois. C'est étonnant de constater à quel point certaines femmes imaginent penser en proclamant à tout va leurs penchants esthétiques, ou leurs rejets méprisants. Ces personnalités en tout ou rien sont peu convaincantes, tant sont volatiles leurs données mémoires. Le chargement se fait au gré des modes, des intérêts ou des toquades. Tel acteur fétiche est évincé un jour comme un "has-been", tel amant est victime du "housekeeping", tel lieu de villégiature passe de la case "top" à la case "plouc". Le grand vertige du frivole, du superficiel avide, du mimétisme frénétique.

La voiture venait de franchir la frontière franco-suisse. Elle filait vers Vallorcine. Hugo maîtrisait la technique du masque. Il pouvait paraître tour à tour attentif, enjoué, solidaire, tout en ne quittant pas un seul instant le fil de ses pensées. Un petit signal de rien du tout, une petite note d'émotion, et il s’éclipsait discrètement. La radio de bord diffusait un titre anglais. Hugo écoutait les paroles. Pourquoi, chaque fois qu'un éclat de réalité douloureuse tailladait sa sensibilité, un réflexe de bête blessée le ramenait-il à son refuge? Hugo semblait ne plus trouver du plaisir qu'à cultiver son jardin. Il pensait que seuls l'humour et la poésie avaient vraiment la capacité de rendre la vie supportable. La féerie des lieux, une musique qu'il aimait, Hugo oublia les zéros de Christophe. Il contemplait avec bonheur le Massif des Aiguilles Rouges. Tout au bout, le Brévent. Ils seraient bientôt à l'étape: Chamonix Mont-Blanc. À sa gauche, les deux langues râpeuses à papilles bleu vif des glaciers d'Argentière et de la Mer de Glace léchaient la rocaille, salivant leurs névés. Certaines personnes sont oppressées par la haute montagne. Ses perspectives brutes, sa beauté sans artifice, rassuraient Hugo. Les trois autres occupants, conquis à leur tour par le spectacle, finirent par se taire. Intuitivement, ils percevaient peut-être que cela valait mieux, plutôt que d'accoucher de saisissantes fadaises. C'est dans un silence recueilli que s'accomplirent les derniers kilomètres. La vue de l'hôtel de luxe où Christophe avait fait ses réservations signa la fin de l’état de grâce. Elles émirent les gloussements enthousiastes propres à flatter le mécène.

En ce début de mois d’août, l'hôtel était bondé. Une clientèle cosmopolite parcourait les couloirs. Les Japonais, friands d'escalade, portaient le flambeau de l'équipe du soleil levant en vieille Europe. La colonie anglaise constituait cependant le gros du bataillon de la légion étrangère. Le bon coté des stations alpines en été, c'est que la frange de population aisée évite les accoutrements de parvenus quasi obligatoires en hiver dans les stations huppées. C'est comme si, en cette saison, la montagne poussait ses hôtes à plus d'humilité.

La quadrette française avait décidé de se retrouver au bord de la piscine après que chacun eut pris possession de ses appartements et passé une tenue de bain. Guidé par ce qu'il supposait être le tact porté à sa quintessence, Christophe avait réservé trois chambres. Il ne doutait pas un seul instant qu'une d'entre elle ne devint rapidement superflue. Comme on peut l'imaginer, le rendez-vous en bordure de piscine réjouissait plus particulièrement les tourterelles, tout excitées à l'idée de s'afficher dans des maillots "dernière collection d'été". Christophe, depuis quelques temps, avait vu son abdomen s'orner d'une brioche d'homme installé et ses flancs de belles poignées d'amour. Il fit contre mauvaise fortune bon cœur, n’envisageant que le coté positif de l'affaire : il pourrait se faire une idée exacte de la plastique de la belle brune que Célia avait si souvent vantée. En plus, si Hugo ne se montrait pas à la hauteur, il pourrait tenter sa chance. Sa générosité pouvait donc s'entacher à l’occasion d'une pointe d'utilitarisme.

Hugo fut le dernier à se joindre au groupe. Sa silhouette restait protégée au virage de la quarantaine. S'allongeant entre Laura et Christophe, il provoqua l'autre "quadra". Lui tapotant la bedaine, il rappela la maxime: "Bon coq n'est jamais gras."
- Plusieurs gourgandines, pourraient te dire qu'il existe des exceptionsʺ.

Christophe ne réalisait pas que sa riposte risquait d'heurter sa compagne. Malgré les précautions accumulées lors d'escapades frauduleuses dont Hugo avait été parfois le confident, il venait lamentablement de baisser sa garde pour un léger direct au foie. Célia fit la sourde oreille. Son prosencéphale terrassait le cerveau reptilien. Alchimie plus complexe qu'on ne le croit que celle des humeurs internes du cerveau humain. Quant à Hugo, un courant mnésique nourri remontait en direction de son cortex. Les yeux fixés sur l'Aiguille du Midi, il ruminait en masochiste la beauté perdue d'une scène du printemps dernier. Ce n'était pas l'éclatant couvert neigeux des cimes qui illuminait ses pensées, mais la blancheur mousseuse d'un verger en fleur.

Il était allongé dans un champ vert de mai maculé des dernières toquées de primevères. Le balancier de la pendule ralentissait. Les oiseaux figeaient peu à peu leur vol palpitant pour se poser sur la toile d'azur comme des idéogrammes gracieux. L'heure propice suspendait son cours. Il revoyait le merveilleux visage. Ses yeux riaient, sa bouche s'offrait. L'opulente chevelure noire donnait l'envie irrépressible d'y enfouir le museau pour humer le capiteux parfum qui s'y nichait. Quelle union labile et contre nature que celle de cette beauté radieuse empreinte de fraîcheur et de grâce avec cette aura de sensualité qui ondulait au gré du souffle chaud de la brise printanière. À l'époque, il avait été foudroyé par l'instant. La dépendance allait suivre. Il eut fallut effectivement que le temps s'arrêtât avant de tout abîmer, avant que la souffrance ne s'attaque rageusement à cet éclair de bonheur. Hugo n'avait pas le tempérament slave et n'appréciait pas la volupté des pleurs et des gémissements. Il avait cependant constaté qu'une douleur d'intensité proportionnelle remplace la perte d’un grand bonheur. Douleur-bonheur, le fameux couple oxydo-réducteur. L’équilibre est à ce prix. C'est sans doute l'explication de la peur qu'on éprouve au décours des rares instants de la vie où l'on est sûr d'aimer. L'objet devient si précieux que la crainte de sa perte, ou de sa simple érosion, voile la belle lumière. De lourds nuages d'orage s’avancent, accompagnés de cliquetis de chaînes. Contrairement à la liberté, la passion n’autorise pas à les choisir. Ce tyran vous jette au cachot au moindre marivaudage. Enivrante régression que la passion amoureuse.

Le spationaute fut ramené sur terre par un procédé drastique: le choc thermique. Hugo venait de recevoir un glaçon sur le ventre. Il fit un bond. Laura avait observé avec bienveillance son escapade onirique. Elle s’en prit immédiatement à Christophe, l'auteur de la bonne farce: "Si tu lui foutais un peu la paix! Un chagrin d'amour, c'est si ridicule que ça. Difficile à comprendre pour un butor!"

Le collégien resta sans voix. Exceptionnel! Hugo désamorça l'affaire, signalant d'un air détaché après voir jeté un œil au bleu souverain du ciel: "Qui aurait pu imaginer que le temps allait tourner à la grêle?".

Hugo était touché par le geste de Laura. Son jugement antérieur était trop plein d’a priori. La légèreté des propos de la jouvencelle n'impliquait pas une incapacité à regarder les êtres avec une certaine profondeur. Du fait de son introversion opiniâtre, Hugo, à l’inverse, ne regardait plus la vie des autres que du bout des yeux, toisant avec méfiance l'espèce humaine, confondant altérité et hostilité. Il prit enfin le temps de détailler sa voisine. Elle portait un maillot de bain frôlant l'infinitésimal qui ne cachait rien de sa plastique de rêve. Son beau visage aux traits méditerranéens était illuminé par de superbes yeux verts. En période de deuil affectif, les messages visuels de ce type sont normalement shuntés. Hugo était-il déjà en voie de la guérison? Il trouvait Laura très désirable, certes, mais souhaitait-il succomber pour autant au désir? Assez douteux.

LAURA
Tranche de vie étonnante. Il se trouvait au beau milieu des Alpes, allongé à coté d'une femme dont il ne connaissait rien six heures plus tôt. La coque qui avait peu à peu enkysté son cerveau social se craquelait comme la gangue d'une graine le printemps venu. Vivre c'est faire corps avec la planète. Hugo sentait monter en lui une sève nouvelle. Il posa à Laura cette question abrupte: ʺEs-tu capable de me suivre sans poser la moindre question? ʺ

Les oreilles de Christophe se dressèrent. Hugo passait à l'action alors qu'il sentait que le scénario qu'il avait élaboré la veille prenait l'eau. Clap de tournage d'un épisode croustillant. L’observation détaillée de Laura en maillot de bain avait stimulé son imaginaire et avivé ses sens. Sa posture en décubitus ventral dissimulait les conséquences anatomiques d’un pareil émoi chez un homme en maillot de bain moulant. Laura prit Hugo par la main pour l’aider à se lever, puis le mena vers l'hôtel. Arrivés dans le couloir qui conduisait aux chambres, Hugo y alla d’une autre proposition qui ne cadrait pas avec ce qu'elle imaginait: "On se retrouve dans cinq minutes en chemisette, short et chaussures de sport. Prenez tout de même avec vous un pull chaud et un pantalon, si vous en avez dans votre valise. On mettra le tout dans le sac à dos qui me sert aussi de sac de voyage." .

Avait-elle affaire à un simplet? Quoi qu’il en soit, elle devait tenir sa promesse et abandonner ses plans de stage de remise en forme par le Kamasoutra. Elle le rejoignit quelques minutes plus tard dans la tenue requise. Arrivés sur un pont de la petite cité alpine qui enjambait l’Arve, Hugo dévoila enfin une partie son projet: "Nach der Grosse Balkon durch la Kaaskadeux du Dard, spaurtiveux Jungfrau aux mollets de Walkyrie. Nous pouvons atteindre le nid d'aigle en quatre heures."

Hugo fixa le visage stuporeux de Laura, le regard narquois. Il lui posa un doigt sur la bouche pour l'aider à tenir sa promesse. Ils quittèrent la station et prirent la direction des Pèlerins. Sous les coups de deux heures, début août, le soleil, haut dans le ciel, frappe le sol de ses rayons courts, porteurs d'une forte composante infrarouge. Plus simplement, si l'on néglige l'explication physique qui ne manque pas d'intérêt mais s'avère un peu trop technique, ça cogne fort et ce n'est pas la meilleure heure pour entreprendre une expédition. Ils étaient désormais au pied d'un sentier de randonnée balisé. Un panonceau dont les inscriptions étaient précédées de figures géométriques colorées indiquait : "Cascade du Dard 1 h. - Plan de l'aiguille 4 h."

Hugo se tourna en direction de Chamonix pour lancer une imprécation: "Adieu société fébrile, adieu populace besogneuse, ou pas. Laura, faites un dernier signe à la civilisation. Le yéti peut vous enlever en cours d'escalade."
Riant, Laura se conforma à la demande. Tout en exécutant un large au revoir, elle y alla d’un commentaire égrillard : " Peut-être un fameux coup, la bête?". Hugo se mit à siffloter la chanson de Brassens "Gare au gorille ... ii…ille...". Tout en s'intronisant premier de cordée, sur le même ton que Laura, il ajouta: "Attention, les mœurs du simien sont méconnues. Imagine ta déception et l'épreuve qui serait mienne, si, à mon corps défendant - je précise - défrichant le terrain à mes dépens, j'apportais aux scientifiques stuporeux une terrible révélation authentifiée par un sphincter anal en loque: le yéti est pédé comme un phoque."

Pouffant de rire, ils attaquèrent l'ascension des lacets à fort pourcentage qui striaient le flanc nord-ouest de la Montagne de Blaitière, première assise du Massif du Mont Blanc. Sur une carte IGN, la représentation de cette portion de sentier a l'allure d'un tire-bouchon. On débutait tonique pour des marcheurs du dimanche! Au bout d'un quart d'heure, inévitablement, les muscles des jambes mal entraînés commencèrent à regimber. Le souffle court n'empêchait pas tout dialogue. Mine de rien, complices dans l'effort, ils échangeaient peu à peu des propos plus intimes. Hugo apprit que Laura vivait seule depuis quelques mois, suite à l'échec d'une relation de plusieurs années avec un homme marié. Des disputes incessantes de fin de parcours avaient précipité l'issue. Son ami n'avait jamais voulu s'investir dans des projets matériels rassurants. Le travers que Christophe avait reproché à Hugo. On commençait à dominer la vallée. Bruits et agitation s'amenuisaient à mesure de l’ascension. Les réalisations humaines commençaient à prendre la taille de maquettes. Nos alpinistes franchissaient un pont de bois sommaire qui enjambe le Dard, un petit torrent affluent de l'Arve. On l'entendait crouler en cascade quelques mètres plus haut. Hugo et Laura s’agenouillèrent pour boire son eau fraîche recueillie au creux de leurs mains. Hugo proposa à Laura d'effectuer une petite pause. Assis sur un rocher, elle avait de belles couleurs et une fine buée couvrait son visage et ses bras. Sa respiration reprenait tout doucement un rythme normal :

ʺSi je comprends bien, dit Hugo, tu recherches un homme qui saurait s'engager dans tous les domaines. Et le grain de folie dans tout ça? Je pourrais t’écouter sans y aller de mon avis. Mais ce serait agir comme si les gens se confiaient sans attendre un point de vue en retour. Je te propose de jouer au "Jeu de la Vérité". Quand ça fonctionne, ça fait souvent gagner un temps fou. On se connaît à peine. Cela évite de se perdre dans les liens affectifs et les souvenirs qui nuisent à la synthèse rapide. N'as-tu pas constaté que lorsque l’on ne sait plus quoi penser de quelqu'un, le temps passant, il existe un petit truc pour s'en sortir? Revenir à l'impression première. L'essence de l'être était là. Marquant un temps d'arrêt, Hugo engagea le jeu sans crier gare avec un service canon. Je pense que ton ami a traîné à s’engager parce qu'il ne te sentait pas assez fiable. L'as-tu trompé? 
- Oui, pour lui montrer ce qui finit par arriver quand on tergiverse trop. Je l'ai fait par dépit ou défi, pas par plaisir. Un revers lifté et Laura réexpédia la balle de l'autre coté du filet. Je crois que ton problème à toi, c’est que les femmes finissent par avoir honte d'être acoquinées à un fauché.
- Probablement, mais les sentiments devraient être plus forts que ça. Imaginer la femme qu'on aime abandonnée dans les bras d'un autre (je pense, qu'en la circonstance, on ne t’a pas violée ?), cela ne serait-il pas un poison à action lente, ou même, le dynamitage radical d’une relation sentimentale ? Plus de confiance, plus d'amour. On rêve tous égoïstement, ou naïvement, d'un amour exclusif, d'une trajectoire sans tache.
- Vivre sans le sou tue les projets. De plus, j'ai cru comprendre que tu avais balancé un bon bout de temps entre ta femme et ta maîtresse. Foutue tache dans une romance! Hugo ne pût s'empêcher de poser un baiser furtif sur le front de Laura qui s'animait plus que de raison au fil de la conversation.
- Moi aussi la pierre ponce m'attaque la peau. C'est seulement à ce prix que nous pourrons retrouver nos fesses de bébé Cadum. ʺ

Reprendre l'ascension ne fut pas une mince affaire. On attaquait à nouveau un secteur à fort pourcentage. Tout en peinant sur le gril de la pente, chacun se remémorait les propos de l'autre et préparait des contre attaques ou des boucliers argumentaires. La végétation se clairsemait. Les arbustes remplaçaient les conifères majestueux du pied de la vallée. La flore devenait plus insolite. Les digitales pourpres faisaient place à de grosses renoncules jaunes. L'air était plus léger et les rayons plus vifs. Les pierres incisives, les passages ardus, mettaient à rude épreuve les chevilles. On parlait peu désormais pour ne pas montrer à l'autre qu'on souffrait. Laura venait de prendre la tête. Hugo pouvait contempler à son aise la belle marcheuse. Malgré une tenue bien quelconque, elle conservait une grâce et une élégance rares. La beauté de certaines femmes, de façon mystérieuse, a la capacité de résister aux accoutrements qui nuisent aux autres. Elle faisait partie de cette espèce exceptionnelle. Aucune explication logique au phénomène, pas plus qu'à l'essence du charme d'ailleurs. Si un jour les apprentis sorciers du génie génétique nous programment l'être-dit-parfait, Hugo se sentait rassuré. La beauté resterait toujours aux mains du hasard. Pour lui, elle ne procédait pas de la recherche de canons. Ceux-ci n’apportaient qu’une froideur esthétique, comme celle que dégagent les statues techniquement rigoureuses. Seuls certains artistes, médiums du subtil, peuvent capter dans leurs transes des éléments du mystère et sous l'emprise de l'inspiration, inclure dans leurs œuvres quelques pépites prises aux mailles.

Laura cherchait son second souffle. Deux heures s'étaient écoulées et l'on n'était qu'à mi-chemin. Une deuxième halte fut décidée d'un commun accord. Hugo sortit de son sac un sachet de fruits secs qu’il avait acheté dans un magasin de la station alpine au moment du départ. Ils se restaurèrent en silence. Fallait-il poursuivre la joute engagée? Après quelques minutes de récupération, le cerveau à nouveau bien oxygéné, Hugo décida de parfaire le décapage en cours :
ʺPour toi, est ce que le bonheur est une caverne d'Ali Baba dont le sésame est "portefeuille ouvre-toi"?
- Pour toi, est ce que c'est irresponsabilité et dépendance? J'ai vu un film, de je ne sais plus de qui, où un enfant décidait d'arrêter de grandir parce qu'il trouvait la vie adulte trop cruelle: " Le tambour", je crois. Tu refuses de grandir. Tu as peur des responsabilités, de l'échec, tout bêtement ! ʺ

Laura venait de viser juste. Elle avait touché la zone gâchette qui déclenche la douleur exquise. En pareil cas, Hugo savait enclencher les faux fuyants, ou, comme on l'a vu, s'exiler dans son imaginaire. Cette analyse de la midinette attachée au programme de recherche de l'eau tiède tintait comme un signal. Il décida cependant de décocher un dernier smash pour ne pas laisser croire qu’il abandonnait trop facilement la partie :
 "Toi, tu ne penses qu'à gagner. La vie t'a gâtée en te dotant d’un physique avantageux. Tu oublies le fameux "Noblesse oblige". Tu campes sur le paraître éphémère. L'ironie tue facilement une beauté sans profondeur, dit-on. Cherche aussi à rayonner du dedans. Le manque de curiosité intellectuelle amène souvent une forme de complexe chez ceux qui perçoivent que ce n’est pas le cas de leurs interlocuteurs. Méfiance et d'agressivité en découlent parfois. 
- Mais quel con suffisant! Un con solitaire en plus, qui a fait le vide autour de lui, comme tout frimeur pseudo intello méprisant et vaniteux.
- Seule la vérité blesse. Les propos hautains de l’être immature que je suis ne sauraient affadir l'éclat d’une comète au firmament. La bave du crapaud, etc. ʺ.

Ils se regardaient l'un et l'autre d'un œil mauvais. Comprenant tous deux à l’instant que le jeu avait fonctionné à merveille, ils se tapèrent dans la main en riant comme deux joueurs de la même équipe qui ont réussi à marquer un beau point. La connivence s'était installée. Ils pouvaient abandonner le pesant rapport de forces et les propos de cour. A en croire les articles pseudo scientifiques de journaleux en mal de lignes qui tirent des conclusions foireuses de certaines études zoologiques abusivement extrapolées à l'homme, on se devrait de prôner l'incontournable loi de la jungle. L'espèce en pointe d'évolution, pour survivre en société ou dans le milieu du travail, devrait faire preuve d’un froid individualisme. Le fantasme du grand prédateur solitaire ferait oublier nos maigres quenottes et nos ongles manucurés. Les fourmis ne se débrouillent pas trop mal dans un registre plus social. Débat de spécialistes. Un élan de tendresse, une aile se soulève pour protéger, et Hugo emmène une poulette en montagne pour une balade de plus de quatre heures. Qui eut pu prévoir cette séquence éthologique? 

L'esprit enfin apaisé, les duellistes remisèrent leurs épées au fourreau pour reprendre l'ascension. Cette fois, ce fut Laura qui se fit généreuse et modératrice:
- Je suis bien avec toi. C'est une bonne idée ta randonnée.
- Une déclaration en pleine ascension ? On veut déstabiliser l'adversaire ! Moi aussi, je suis bien en ta compagnie, et je suis sûr que ce n'est pas du au mal des montagnes. Je te vois ici, fraîche et sans artifice. Cela me plait énormément. ʺ

Le regard que lui adressa Laura valait tous les remerciements en réponse à son compliment. La citadine ne parlait plus. Elle se trouvait en surchauffe sous un soleil qui pourtant avait déjà décliné. Les corps s'arc-boutaient, les pas devenaient pesants et les foulées courtes. La progression était désormais rythmée par de profondes expirations. Malgré un bronzage déjà bien installé en ce début de mois d'août, la peau des deux randonneurs était à vif. Hugo décida de couper court sous le Plan de l'Aiguille pour rejoindre plus rapidement le sentier du Grand Balcon. Il restait encore une bonne heure de marche, mais le sentier allait bientôt suivre scrupuleusement la courbe de niveau des 2200 m. Ils serraient les dents. Laura resta fidèle à son engagement. Elle ne demanda pas une seule fois: "Quand c'est qu'on arrive? Y'en a encore pour longtemps?".

Un vent léger, souffle divin, poussait depuis quelques minutes les marcheurs. Laura s'accrocha au sac à dos d'Hugo, mimant le remorquage.
- Encore un petit effort avant d’entrer dans le royaume enchanté. Tu m'as épaté. Demain on fait l'ascension du Mont-blanc.
- Pouf, pouf, j'en connais un qui crâne alors qu'il est carbonisé. ʺ

La pente était raide pour rejoindre le sentier. Hugo prit la main de Laura pour la tirer sur quelques hectomètres. Ils seraient bientôt rendus. Hugo profita du passage d'un ruisselet pour s'arroser copieusement le visage. Dieu que Laura était désirable. Hugo la prit par la taille et posa sa tête au creux de son épaule. Elle se serra contre lui très fort. Le désir était présent mais ils percevaient que la jouissance n'apporterait rien de plus. Leurs corps se séparèrent. Une demi-heure plus tard, on était pratiquement à destination. Il était six heures et demie  et le soleil avait déjà abandonné en grande partie la vallée. Il allait plonger derrière le Brévent. Une vapeur souple et douce montait de la montagne. L'émotion est un animal aux mœurs crépusculaires.

Deus ex machina, déboulant le flanc de la montagne, un drôle de personnage, style baba cool époque Maha Vishnu, vêtu d'une sorte de sari serré à la ceinture par une corde, fonçait sur eux emporté dans la pente. Il avait des sandales aux pieds et un sac de toile sur l'épaule. Une courte barbe noire cerclait le bas de son visage. Sa longue chevelure sombre était nouée en arrière. Le zombie atterrit sur le chemin pratiquement sur les pieds d'Hugo qui le saisit par le bras pour stopper sa course folle. Deux yeux de braise dans un visage d'allure sémite le fixèrent avec intensité. Ils s'illuminèrent rapidement d'un éclair d'ironie : "Il faudra tout de même que je me débarrasse de ces fichues sandales quand je suis en montagne. Mais enfin, vous comprenez, le look ça compte. Mon Père répète qu'à force de changer sans cesse d'apparence, je vais finir pas ne plus être reconnu par personne."

Ah bon ! ce gaillard qui n'avait que la peau sur les os était une célébrité. Mais ce qui intriguait Laura et Hugo, c'était le magnétisme qui se dégageait du personnage. Il vous regardait et cela vous donnait l'impression qu'il perçait votre âme et vous comprenait mieux que quiconque. Hugo lui proposa de faire un bout de chemin en leur compagnie: ʺNous allons nous installer dans les parages. Partageons le repas du soir.
- Volontiers, répondit l'homme qui prit la tête du convoi. 
Hugo et Laura se regardèrent avec un sourire amusé. La grande confrérie des montagnards, la franche camaraderie des routards du crépuscule, la belle équipe de la crapahute alpine. Au bout de dix minutes, le personnage étrange se retourna pour dire : "Je pense qu'ici, l'endroit est bien choisi". Il montra du doigt un terre- plain herbeux. "

Ce fut un surprenant pique nique de début de soirée. La bouffée euphorisante qu'on perçoit au décours d'un dur effort physique faisait son effet sur Hugo et Laura depuis quelques minutes. On allait assister à un superbe coucher de soleil. Le vent faisait onduler les grandes herbes dans un bruissement de pastorale. Derrière eux, les cimes enneigées prenaient des teintes orangées. Un moment d'équilibre pendant lequel on se sentait faire corps avec Mère Nature. La paix montait de la terre accompagnée d’effluves de bonheurs d'enfance. Rêve et réalité se confondaient. La découverte est le sel de la vie. Hugo se souvenait de la phrase d’un cinéaste français: "Libre à vous de ne désirer vivre qu'une seule vie. Chaque roman qui m'a plus, chaque film que j'ai aimé, chaque tableau qui m'a ému, chaque musique qui m'a fait vibrer, m'a enrichi d'une autre vie. Je serais fort triste aujourd'hui d'abandonner le souvenir d'une seule d'entre elles.".

Leur compagnon de route sortit de sa besace un quignon de pain et une outre en peau qui contenait du vin frais. Il procéda au partage. Le repas terminé, il prit congé en ces termes: "Il faut que je continu. Il n'y aura donc pas même une pierre sur laquelle je puisses reposer ma tête!". Presque à l'unisson, Hugo et Laura lancèrent: "Mais reste avec nous, rien ne presse."

Il leur fit un clin d’œil en guise d'adieu et s'évanouit dans le crépuscule. Laura posa sa tête sur l'épaule d'Hugo. Tous deux contemplaient un somptueux ciel de couchant. S'y étalaient des orangés intenses, des vermillons palpitants, des pourpres capiteux, des ors pailletés, des flammèches de carmin et quelques coulées d'outremer profond. Persistait çà et là des enluminures blanc pâle. Le spectacle avait une mouvance kaléidoscopique. La lumière décroissante amenait imperceptiblement ces couleurs à se fondre en toile de nuit. Ils découvrirent soudain en contrebas un vieillard à la longue barbe blanche de patriarche et à la crinière d'argent en partie dissimulée sous un galurin cabossé maculé de taches de peinture. Il était installé devant un chevalet de campagne, le visage face au couchant. Apparition cinématographique à la Méliès accouchée par un nuage de fumée? Le vieux peintre, cigarette au bec, grommelait : " Foutu ciel ! Ça ne sert à rien de te débattre. Cette garce de cathédrale gigotait aussi dans la lumière, mais j'ai fini par la chopper jour après jours, heures après heure."

Il s'aperçut que deux spectateurs l'observaient en silence. Il changea de ton et pointant sa toile commenta interrogatif: "Ça change un peu des nymphéas non? Moins émollient, plus tonique, vous ne trouvez pas? Contemplant Laura un instant, il enchaîna sans attendre la réponse. Jolie femme, monsieur. Peut être un peu plate pour certains de mes confrères rapins friands de rondeurs? Mais pour ce qui me concerne, un modèle idéal. Si vous acceptez un soir de poser pour moi, madame, j'en serais très flatté. ʺ

Le pépé restait gaillard. Hugo et Laura étaient fascinés par son tableau. On se demandait ce qu'il voulait encore peaufiner? Quelle impression cherchait-il à mieux retranscrire? On avait affaire à un maître de la lumière, pas de doute.

ʺC'est l'heure, dit-il soudain, il faut que je rentre. ʺ. Il plia laborieusement son chevalet avec ses doigts gourds et rangea couleurs et pinceaux dans une grande boîte en bois rectangulaire qu'il passa en bandoulière. Clopin-clopant le bonhomme se mit à descendre vers la vallée. Ils remontèrent alors tous deux la pente en direction du terre-plein. Décidément, la montagne au crépuscule était un lieu de grand transit. Une sorte de vagabond approchait. C'était un grand gaillard vêtu d'une tenue fin dix-neuvième, fort élimée aux plis. Quand il fut à leur niveau, Laura constata qu'il avait un superbe visage. Ce qui frappait immédiatement, c'était ses yeux d'un vert étrange qui restaient pénétrants dans l'obscurité qui se faisait peu à peu: ʺPuis-je faire quelques pas en votre compagnie jusqu'à votre auberge, bons bourgeois, dit-il, le sourire aux lèvres. J'y ferai halte quelques instants, mes croquenots me font terriblement souffrir. ʺ

La nuit tombait. L'homme s'assit sur le pas de porte de l'auberge "À La Grande Ourse", puis délaça ses souliers râpés. Passant un doigt au travers d'un large trou dans la semelle de ses chaussures mal colmaté par une feuille de vieille gazette, il ponctua son geste d’un commentaire amusé: " L'homme aux semelles de vent!... Puis-je vous enlever la jouvencelle, Monsieur, et faire quelques pas en sa compagnie. Sa présence inspirerait le rimailleur le plus stérile.
- Ce n'est pas à moi de répondre. Je pense simplement que l'homme de bonne compagnie que vous êtes, à l'évidence, ne peut d'aucune manière mélanger sublime poésie et vile gaudriole.
- Pour une fois que Paul n'est pas à mes basques, laissez-moi m'épancher sans souci d'éclats en direction du beau sexe.
– Bon, je resterai un assis qui pleure son cœur volé.
- Marchons, Monsieur, enchaîna Laura, et laissons là ce pleurnicheur. ʺ 

Tout en marchant, il lui dédia ces vers sublimes:

"Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue ;
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien:
Mais l'amour infini me montera dans l'âme ;
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme."


Une nouvelle surprise attendait Laura à son retour. Hugo n'était pas seul. Un petit homme perruqué était assis à ses cotés, portant une tenue époque Louis XVI. Un anachronisme de plus! Donnait-on dans les environs un bal costumé? Les deux hommes devisaient joyeusement. Laura entendait les éclats de rire hauts perchés en fusée de la nouvelle apparition. Hugo fit les présentations : "Ravi de faire votre connaissance, Mademoiselle. Vos charmes sont infinis. Votre maintien me rappelle celui de Constance, une femme que j'ai beaucoup aimée il y a fort longtemps. Il faut que vous sachiez que je suis venu ici pour vous offrir un petit morceau de ma composition."

L'homme avait un affreux accent germanique. Il se tourna en direction de la vallée où palpitaient encore quelques lumières rappelant la présence des hommes. Levant les bras au ciel, sa main droite tenant une baguette imaginaire, il prit la direction d'un orchestre invisible. Un adagio s'éleva dans les airs. Il avait la splendeur de ce soleil couchant, la fragrance des vers donnés, la ferveur du regard de l'homme au pain et au vin, la beauté de cette soirée étrange en montagne. Laura se blottit contre Hugo. Ils rayonnaient tous deux.

De cette histoire, Hugo et Laura ne reparleront à quiconque. L’un et l’autre se poseront cependant éternellement la question de savoir à quel moment la réalité avait basculé dans l’imaginaire, si cela avait été vraiment le cas? Le désir, c’est certain, prend parfois des chemins buissonniers pour parvenir à ses fins. Est-il vraiment utile en la circonstance de chercher à démêler le faux du vrai ? Hugo avait commencé à tourner la page d’une passion amoureuse qui marquerait le livre de  sa vie et influerait sur la suite de sa vie amoureuse.

Ces événements se déroulèrent dans la nuit du six août, fête de la Transfiguration pour les catholiques. Si l'on s'en réfère aux textes bibliques, il y aurait près de deux mille ans, par une belle soirée, trois hommes seraient montés avec un grand Galiléen sur le Mont Thabor. Leur compagnon, transfiguré soudainement, se serait mis à irradier une lumière aveuglante. Il paraît, selon Sartre, que l'émotion est une chute brusque du monde dans le magique, l'intuition de l'absolu d'un objet dissimulé par un voile que peut-être demain nous verrons dans la lumière.



Pierre TOSI -  Juin 1993 – 
Liste des nouvelles du recueil


Dent du Fenestral - Pierre TOSI - juin 1992



2 commentaires:

  1. j'aime beaucoup ce genre onirique et en redemande... :-))
    Noëlle

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  2. Noëlle> Merci, il faudra juste attendre que je me réveille...

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