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mardi 29 mars 2011

L’arroseur arrosé


Les grands stratèges de dextre, histoire de racler des voix extrêmes, piochent à gogo depuis quelques temps dans les "grands" thèmes du Front National. On pourrait appeler cette technique, la feinte du balayeur. Résultat: but en pleine lucarne contre son camp. La droite traditionnelle, non content de s’écrouler dans les sondages, voit passer sous son nez un mouvement politique au programme nébuleux, enflé du phagocytage des produits gazeux d’une angoisse populeuse baptisée pour la circonstance par les technocrates: «sentiment d’insécurité».

L’angoisse se définit comme un trouble émotionnel se traduisant, à la suite d'un sentiment que l'on a du mal à définir, essentiellement par une sorte d'insécurité, je cite. De quoi évaluer la densité du programme dont il est question... Ce n’est pourtant pas faute d’avoir crié gare: voilà plusieurs années, quelques intellectuels vigilants avaient tiré le signal d’alarme. Mais ces gens là, qui ne portent même pas une Rolex au poignet, n’ont vraiment pas les pieds sur terre.

A force de manipuler la pétoche populaire au risque de déclencher des mouvements de foule et les immanquables symptômes d’hystérie de conversion accompagnant les élans populaires moutonniers, je comprends mal comment certains s’étonnent de la montée des extrêmes. Ajoutez-y un contexte économique tendu, vous pouvez aussi faire entrer un Duce sur la piste. Parfait donc pour l’avènement d’un ordre nouveau, le retour des lois raciales, les autodafés, l’eugénisme et l’édification de monuments pompeux qu'on finit souvent par porter aux crédit des autocraties, faute de pouvoir trouver autre chose. Les premières autoroutes italiennes, c'est bien Mussolini qui en est à l'origine. Bon, c'était pour faciliter le transport des chars ou leurs déplacements...

Les Français regardent trop la télévision. Avec une facilité coupable, ils prennent pour argent comptant les messages de propagande des tenanciers de Radio Paris. Les beaux messieurs qui squattent les grilles horaires de nos chaînes font avant tout dans l’autopromotion. Ils s’invitent les uns les autres dans des émissions interminables (inter minables ?) assez proches au demeurant de la télé-réalité que parfois ils décrient alors que leurs chaines la programme. Sans doute histoire de ne pas trop faire peuple? Ils cherchent à convaincre le plus grand nombre de la difficulté du beau métier qu’ils exercent en toute impartialité, résistant opiniâtrement aux pressions de tous bords. Ils vont parfois jusqu’à s’ériger en arbitres "intègres" des élégances, alors que cela ne fait pas partie de leurs attributions. Ils s’entendent en fait cul et chemise avec les autres représentants du monde du spectacle dont font partie, bien entendu, les politiques.

Quelquefois, cependant, un intervenant appartenant à la France du quotidien les fait tomber des nues, leur adressant en direct une volée de bois vert: "La quête du pouvoir, et son corollaire, le goût millénaire de se faire un maximum d’argent sur le dos des autres, ne seraient-ils pas en fait le nerf de tout ce grand guignol ?".

La réponse se fait toujours attendre. Il ne manquerait plus qu’ils se mettent à cracher dans la soupe: un coup perdre leurs postes. Pour ne jamais commettre pareille folie, certains ne finissent-ils pas même par croire à ce qu’ils nous racontent ?

Bon, j’écris cela, comme ça, ou ça comme cela…

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Post-scriptum: il y a des jours où la télé m'énerve et où je devrais plutôt regarder "Gulli".

lundi 14 mars 2011

Oscar Wilde et le Dandysme




Oscar Wilde, de son nom complet Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde, est un écrivain irlandais, né à Dublin en Irlande le 16 octobre 1854, au 21 Westland Row, et mort d'une méningite à Paris, le 30 novembre 1900.

On pourrait distinguer deux esthétiques correspondant aux deux périodes marquantes, bien qu'inégalement longues, de la vie littéraire de Wilde. La première pourrait se résumer à l'éloge de la superficialité. L'intuition de Wilde, fortement influencée par les écrivains français de son temps qu'il lisait dans le texte, était que dans la forme même gît le sens et le secret de tout art. Dans Le Portrait de Dorian Gray, il fait dire à Lord Henry: «Seuls les gens superficiels ne jugent pas sur les apparences.». Son écriture d'ailleurs correspond exactement à ses conceptions. Se refusant aux descriptions naturalistes, il se contente de poser une ambiance en égrainant quelques détails: la couleur d'un rideau, la présence d'un vase, le passage d'une abeille près d'une orchidée. La deuxième période, celle de la prison et de la déchéance prend l'exact contre-pied théorique : dans son De profundis, Wilde répète comme une litanie pénitentiaire ce refrain: «Le crime, c’est d’être superficiel». On assiste dans cette œuvre, ainsi que dans l'autre production de cette période, La Ballade de la geôle de Reading, à la reprise de formes d'écriture, comme la ballade, qui sont plus traditionnelles, jouant plus sur la répétition et l'approfondissement que sur la légèreté et l'effet de contraste.

On aurait tendance à croire que la deuxième esthétique réfute ou s'inscrit en faux envers la première: l'œil averti trouvera plutôt qu'elle la révèle. En effet, le masque du Dandy et l'affectation de superficialité, chez un esprit aussi puissant et cultivé que Wilde, n'étaient-ils pas la marque d'une volonté de dissimuler des conflits sous-jacents? Que l'on repense tout de même à l'effroyable fin du Portrait de Dorian Gray, et l'on comprendra que l'éloge «wildien» n'était pas un éloge de la superficialité, ce qu'il révèlera lui-même lorsqu'il déchut de son statut de "lion" (au XIXe siècle, on appelait lion les personnes en vue dans les salons anglais) pour tomber dans celui de réprouvé.

Commence alors une période de déchéance dont il ne sortira pas et, malgré l'aide de ses amis, notamment André Gide, il finit ses jours dans la solitude et la misère. Oscar Wilde meurt d'une méningite, âgé de 46 ans, en exil volontaire à Paris, le 30 novembre 1900. Le 28 octobre 1900, il s'était converti au catholicisme. À cette occasion, la tradition voulant que l'on offre une coupe de champagne à un adulte qui se convertissait, il aurait eu ce mot: «Je meurs comme j'ai vécu, largement au-dessus de mes moyens.». Ses derniers mots, dans une chambre d'hôtel au décor miteux (Hôtel d'Alsace, 13 rue des Beaux-arts à Paris) auraient été: «Ou c'est ce papier peint qui disparaît, ou c'est moi. ».

Après une inhumation à Bagneux, ses restes sont transférés en 1909 au cimetière du Père-Lachaise, division 89, à Paris. Son tombeau a été sculpté par Sir Jacob Epstein.

Vivian, le porte-parole de Wilde dans Le déclin du mensonge, s'oppose clairement au mimétisme en littérature qu'implique le réalisme. Selon lui, «la vérité est entièrement et absolument une affaire de style»; en aucun cas l'art ne doit se faire le reflet de «l’humeur du temps, de l’esprit de l’époque, des conditions morales et sociales qui l’entourent.». Wilde contestait d'ailleurs la classification d'Honoré de Balzac, dans la catégorie des réalistes: «Balzac n'est pas plus un réaliste que ne l'était Holbein. Il créait la vie, il ne la copiait pas». Il ne cachait d'ailleurs pas son admiration pour Balzac, en particulier pour Illusions perdues, Le Père Goriot et surtout pour le personnage de Lucien de Rubempré dont il disait: «Une des plus grandes tragédies de ma vie est la mort de Lucien de Rubempré. C'est un chagrin qui ne me quitte jamais vraiment. Cela me tourmente dans les moments de ma vie les plus agréables. Cela me revient en mémoire si je ris.».

Wilde s'oppose dans The Critic as Artist (Le critique en tant qu'artiste) à une critique littéraire positiviste, qui voit dans l'objectivité le seul salut de la critique. Le critique, selon Wilde, ne doit considérer l'œuvre littéraire que comme «un point de départ pour une nouvelle création», et non pas tenter d'en révéler, par l'analyse, un hypothétique sens caché. Selon lui, la critique n'est pas affaire d'objectivité, bien au contraire: «Le vrai critique n'est ni impartial, ni sincère, ni rationnel ». La critique elle-même doit se faire œuvre d'art, et ne peut dès lors se réaliser que dans le subjectif ; à cet égard, dit Wilde, la critique est la «forme la plus pure de l'expression personnelle». La critique ne peut caractériser l'art aux moyens de canons prétendument objectifs ; elle doit bien plutôt en montrer la singularité.

La théorie critique de Wilde a été très influencée par les œuvres de Walter Pater. Il reconnaîtra dans De profundis que le livre de Pater, Studies in the History of the Renaissance, a eu «une si étrange influence sur sa vie ».

Dans Le Portrait de Mr. W. H., Wilde raconte l'histoire d'un jeune homme qui, en vue de faire triompher sa théorie sur les sonnets de Shakespeare, va se servir d'un faux, puis décrit la fascination qu'exerce cette démarche sur d'autres personnages. Le fait que la théorie ne soit pas d'office disqualifiée, dans l'esprit du narrateur, par l'usage d'un faux, va de pair avec l'idée qu'il n'y a pas de vérité en soi de l'œuvre d'art, et que toute lecture, car subjective, peut ou doit donner lieu à une nouvelle interprétation.

Le Dandysme:


Souvent assimilé au snobisme, le dandysme en est pourtant différent puisque le snob et le dandy hiérarchisent de façon inverse la personne et le groupe. C'est une doctrine de l'élégance, de la finesse et de l'originalité. Le style dandy s'attache principalement au langage et à la tenue vestimentaire.

La définition d'un dandy pourrait être: «Homme à l'allure précieuse, originale et recherchée, et au langage choisi ». Mais le dandysme n'est pas une esthétique fixée. Il peut être protéiforme, et le dandysme d'un George Brummell, souvent considéré comme originel, est très différent du dandysme d'un Oscar Wilde.

Le dandysme constitue aussi une métaphysique, un rapport particulier à la question de l'être et du paraître, ainsi qu'à la modernité. De nombreux auteurs, la plupart du temps eux-mêmes des dandys, se sont interrogés sur son sens. Ainsi, dans un contexte de décadence, Baudelaire identifie le dandysme comme le "dernier acte d'héroïsme possible", recherche de distinction et de noblesse, d'une aristeia de l'apparence : «Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir ». - Baudelaire, Mon cœur mis à nu -

Identifié, souvent à tort, comme une simple frivolité, le dandysme au contraire se pense par ses pratiquants, surtout au XIXe siècle, comme une ascèse et une discipline extrêmement rigide et exigeante. Ainsi, toujours selon Baudelaire: «Le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde. » - Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne -

Le dandysme constitue un jeu permanent sur l'être et le paraître qui explique que l'on ne distingue pas véritablement les dandys de chair de ceux de papier. Dans les romans de La Comédie humaine, Honoré de Balzac a présenté toute la gamme des dandies dont les représentants les plus caractéristiques sont Henri de Marsay: «Le jeune comte entra vigoureusement dans le sentier périlleux et coûteux du dandysme. Il eut cinq chevaux, il fut modéré : de Marsay en avait quatorze.», ou Maxime de Trailles: «Monsieur de Trailles, la fleur du dandysme de ce temps là, jouissait d'une immense réputation ».

Dans la vie réelle, Balzac avait une grande admiration pour le dandy-lion Charles Lautour-Mézeray, journaliste et mondain, qui lui a servi de modèle pour le personnage d'Émile Blondet. Il a en outre donné de nombreuses interprétations sur la notion de dandysme dans des articles parus dans La Mode (revue française) et dans son Traité de la vie élégante, 1830.

Le dandy le plus connu fut George Brummell dit le «beau Brummell ». C'était un courtisan qui fréquentait la cour d'Angleterre. Ses héritiers sont notamment Barbey d'Aurevilly, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, Paul Bourget ou Baudelaire en France. Le dandysme suppose un caractère personnel très altier, élégant, raffiné, voire arrogant, et il est une idée très répandue d'estimer que le dandysme perdure de nos jours par cette forme. Mais il s'agit là plus de l’« esprit dandy » que de dandysme véritable, le mouvement comprenant en sa définition même son caractère autodestructeur.

Une des statues d'Oscar Wilde à Dublin

«Le dandysme est un soleil couchant; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. Mais, hélas, la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l’orgueil humain et verse des flots d’oubli sur les traces de ces prodigieux mirmidons. »
Oscar Wilde

lundi 7 mars 2011

Nuits de Juin


Illustration: Caroline Tosi

« L'été, lorsque le jour a fui, de fleurs couverte
La plaine verse au loin un parfum enivrant ;
Les yeux fermés, l'oreille aux rumeurs entr'ouverte,
On ne dort qu'à demi d'un sommeil transparent.
Les astres sont plus purs, l'ombre paraît meilleure ;
Un vague demi-jour teint le dôme éternel ;
Et l'aube douce et pâle, en attendant son heure,
Semble toute la nuit errer au bas du ciel. »

-Victor Hugo -

Au cœur d’une nuit claire du mois de juin, une grosse lune pâle jetait un œil bienveillant sur la campagne assoupie. Malgré l’heure tardive, la nature, encore énervée par l’ardent soleil d’une première journée d'été, avait un sommeil agité. Les hautes herbes bruissaient de mille sons. Il faudrait attendre l’aube pour que la campagne, sentant ses premiers coups de soleil s'atténuer, respire enfin paisiblement et s’assoupisse apaisée par les perles fraîches du matin. Le clapotis d'un ruisselet toujours à l'ouvrage égaillait de sa note claire ce recoin de vallée. Le soir venu, les animaux du voisinage s’y donnaient rendez-vous pour un spectacle d'ombres chinoises. On pouvait voir la chevelure ébouriffée d’un grand saule chenu se découper sur un ciel marine criblé d'une myriade d'étoiles palpitantes. A son gros pied tourmenté, des roseaux majestueux ployaient lentement quand un souffle d'air daignait leur flatter l'échine. Parfois, deux oreilles pointaient des herbes folles. Filant bien vite en épousant une trajectoire bondissante, elles signalaient la visite d'un lapin à ressorts en maraude. Les deux hublots d'une chouette nichée dans la lucarne d’un arbre creux fixaient un instant l’intrus avant de rabaisser dédaigneusement leurs stores.

Les hommes avaient grand tort de dormir cette nuit plutôt que de venir s'asseoir au sein de ce creux de verdure. L’esprit déjà accaparé par les projets du lendemain, auraient-ils su écouter comme il faut la vie nocturne et se régaler du spectacle de ce songe d’une nuit d’été? Rien à faire, Hugo n'arrivait pas à fermer l’œil. Après s'être tourné et retourné cent fois dans son lit, il avait fini par s’éclipser en catimini, laissant la maisonnée en garde au veilleur de nuit Morphée. L’air du jardin regorgeait de senteurs suaves. Les dernières roses écloses exhalaient des effluves harmoniques. Se frayant un passage dans un dru rideau d'iris qui masquait en partie la porte chancelante d’un muret ruiné, comme un furet, il avait détalé pour battre la campagne et venir se cacher dans ce petit coin de paradis, là, sous le vieux saule.

Témoin dissimulé, c’est de la sorte qu’il déroba l'étrange histoire que Peggy Libellule, commère des roseaux, narrait à Lucy Luciole, midinette des prés. Une pointe de snobisme les avait poussées à dénicher ces deux pseudonymes anglais. Nous excuserons volontiers cette coquetterie au vu de leur insigne respectabilité. Pour qui ne le saurait pas, les deux complices étaient détentrices de dons extraordinaires: Lucy connaissait l'intégralité des histoires des chemins de campagnes et de leurs buissons; Peggy était la mémoire inaltérable des ruisseaux, des étangs et des mares. Contrairement aux humains qui ne peuvent s'empêcher de colporter en les déformant les secrets qu’on leur avait confiés, elles se refusaient d'ajouter ou de supprimer un iota aux livres du monde animal et végétal dont elles étaient les bibliothèques vivantes. De générations de libellules en générations de libellules, de générations de lucioles en générations de lucioles, elles se transmettaient cette faculté fabuleuse, ajoutant chacune un maillon de souvenirs à la belle histoire cachée de la nature.

Peggy narrait ce soir une des plus belles aventures du ruisseau. C’était voilà des lustres et des lustres, bien avant que les hommes ne sachent écrire dans des livres. Le ruisseau vivait déjà en ces temps reculés. Il était juste un peu plus jeune. La vie d'un ruisseau n'est pas à l'échelle de celle des hommes, vous le savez sans doute ?

Fred, la reinette, était la tête brûlée du collège. Le conseil de discipline ne connaissait que lui. Ses professeurs lui prédisaient un avenir des plus sombres. Sauf miracle, ils n’imaginaient qu’il pût un jour s'assagir et faire quelque chose de bon dans la vie. Son péché mignon consistait à faire régulièrement « le collège buissonnier ». Pas très bon pour les études et très imprudent pour une reinette. On l'avait pourtant averti des dangers qu'il courrait à chercher l'aventure au milieu des prés. Une buse planant au-dessus de son royaume, des hérons cendrés en patrouille, et s'en était fini de lui. Il savait pourtant que, même si les grenouilles ont la capacité de gambader un peu sur la terre ferme, elles ne peuvent y séjourner trop longtemps. Danger les jours d'été où le soleil frappe fort et dessèche la peau comme le souffle d'un dragon. Les grenouilles doivent garder à portée de cuisses un point d'eau frais. Allez faire entendre raison à une reinette toquée d’escapades. Fred faisait fi des conseils pour s’adonner sans mesure à ce qu’il aimait le plus au monde. Il estimait qu’à suivre en permanence le bélier sans broncher, les moutons ne se prêtaient en fait que plus facilement à la tonte régulière.

Un joli matin de mai, c'est au décours d'une de ses périlleuses évasions bucoliques qu'il s'était retrouvé nez à nez avec une drôle de petite fleur jaune. Elle envoyait un reflet de lumière dorée du plus bel effet sur le plastron de son élégante chemise verte. Il ne connaissait pas le nom de cette jolie fleur des champs. Mais vous, vous le connaissez sans doute? C'est celui de la fleur dont les pétales jaune vif vous disent si vous aimez le beurre quand on vous la met sous le menton.
Comme elle était fort simple et d'une politesse exquise, plutôt que de laisser Fred un temps dans l'embarras, elle se présenta aussitôt :
- Je suis Lara, le Bouton d'Or. J'habite en bordure de sentier depuis quelques semaines.
- Le « Bouton d'Or », je sais ça, dit Fred pour ne laisser aucun doute quant à son érudition. Moi!... c'est Fred la Reinette.

En fait, notre fanfaron, prenait sur lui pour montrer un ton assuré alors qu’il était en proie à un trouble inconnu. Une étrange sensation s'était emparée de lui au moment même de la rencontre: une sorte de frisson. Différent cependant de celui qui vous parcoure l’échine les matins d'hiver quand la brume est glacée et que le froid vous transperce. Plutôt un frisson chaud, un truc qui serre la gorge et fait flageoler les guibolles. Il avait senti ses joues s'empourprer. Curieux pour un animal à sang froid.
- Je bats la campagne à la recherche de moucherons savoureux. Ceux du ruisseau sont bien trop fades pour un palais de connaisseur. Tu connais un endroit où ils sont vraiment succulents ?
- Tu sais, mon problème est plutôt d'éviter ces insectes. De plus, je suis contrainte à demeurer sur place. Deux petites différences entre les fleurs et les grenouilles, indiqua Larissa en lui souriant gentiment.
- C'est vrai… je disais ça pour plaisanter ! Notre fier à bras continuait à s'enliser.
- Par contre, je me rapproche de toi par le fait qu'il me faut toujours de l'eau à portée. Bien que la couleur de ma robe rappelle celle du soleil, je crains comme toi ses rayons trop vifs. Malheureusement, un souffle de vent taquin m'a fait naître sur une terre aride. Cela ne fait rien, car j'ai eu la chance d'éclore au bord d’un chemin où je vois passer des êtres captivants.

La matinée avait filé en bavardages complices. C'est à regret que Fred avait pris congé, voyant le soleil pointer au zénith. Il devait rentrer tout en laissant croire qu’il revenait du collège. Sur le chemin du retour, la petite fleur jaune lui manquait déjà. De quoi troubler sa belle insouciante coutumière. Il avait beau se dire que ce n’était jamais qu’une quille à la vanille, les jours suivants, ses vagabondages le ramenaient invariablement au sentier le long duquel pointait au milieu des herbes rares le petit bouton d'or. Son cœur se remettait à battre la chamade dès qu'il apercevait la robe de la douce Larissa. Les parents des deux amoureux finirent par flairer une étrange affaire. Conseils avisés, interdictions solennelles, punitions répétées, rien n'y fit. Comment imaginer endiguer le cours d'un grand fleuve avec quelques pelletées de sable?

L'été en son milieu se fit torride. Une fournaise embrasait la campagne et asséchait les mares. Les rayons de Phébus dardaient comme autant d'aiguilles incandescentes, écriraient plus tard les Anciens. L'éclat de la belle Larissa déclinait. Sa belle parure dorée se fripait peu à peu. La pluie des nues avait oublié la terre. Fred se faisait un sang d'encre. Lara gardait pourtant des propos enjoués. Sans doute ne souhait-elle pas inquiéter Fred. Elle sentait bien qu'elle n'allait pas pouvoir tenir longtemps si la canicule persistait.

Un matin d’Août, quand le jour nouveau s'était levé accompagné d’un soleil de plomb, les prés jaunis n'avaient même pas ressenti l'effet apaisant du baume de la nuit. Fred comprit que celle qu'il aimait courait un grand danger. Mort d'inquiétude, il décida de se lancer dans un sauvetage désespéré. Dénichant une grosse coquille vide d'escargot, il la fixa solidement sur son dos avec une tige de liseron. Plongeant sa hotte de fortune dans le mince filet d’eau qu’était devenu le ruisseau, il entreprit courageusement une navette harassante. Ployant sous son fardeau, il retournait inlassablement aux pieds de Larissa. Elle se trouvait à bonne distance de tout point d'eau. Elle l’avait indiqué. L’effort était «suranimal» pour cette petite reinette équipée de la sorte. Arrivé à destination, Fred versait le peu d'eau qui restait dans la coquille au pied de la fleur dont la tige amollie l’inclinait au point de toucher le sol. Toute flasque, elle continuait à lui sourire avec effort pour l'encourager dans son entreprise insensée.

Midi approchait, l'air ondulait sur la vallée comme au-dessus d'un brasero. Fred n'en pouvait plus. Sa peau se craquelait par endroits. Il pressentait que ses efforts allaient devenir vains. Dans un souffle, Larissa finit par le convaincre de cesser son labeur de bagnard. Sentant la fin approcher, elle souhaitait qu’il reste à ses cotés pour lui confier un secret :

"Tout a une fin, Fred, c'est la loi de la Nature. Même la terre qu'on croit éternelle, même les étoiles qui semblent immortelles. Tout finira par disparaître. Rien ne survivra à la fin des fins. Mais il ne faut pas être triste, car, dans un univers où plus rien ne fera palpiter la nuit, de l'extrême lointain, du fond du fond, montera soudain une étrange farandole: la farandole des mots d'amours. Un grand souffle surgira du néant, accompagné d'une merveilleuse lueur d'aurore, le souffle de la tendresse. Tombera du ciel une pluie de fleurs d'or et d'argent frappant les fils d'une grande harpe pour donner une musique enchantée. Elle remplira les espaces les plus reculés. Fred, n'oublie pas, aucun geste, aucun mot, aucune preuve d'amour ne seront oubliés. Quand tout aura disparu, renaîtra ce que l'on n'a jamais pu voir, saisir, emprisonner, ou toucher, et qui pourtant brille comme des étincelles entre les êtres. Chacune de ces petites étincelles rejaillira à la source de l'autre vie qui est à naître."

Larissa ferma les yeux après cet ultime effort. Au sein du cauchemar, Fred coupa délicatement avec sa bouche la tige gracile et, dans un dernier effort, partit vers le ruisseau, sa fleur aux lèvres. Arrivé au milieu du sentier, il s'évanouit. Les flammes du soleil allaient l'anéantir...

Malgré la chaleur excessive, deux petites filles remontaient le chemin en trottant. Elles croquaient des cerises. Deux petites filles toute pareilles, deux sœurs du même œuf! Elles étaient légèrement bizarres pour ceux qui les connaissaient peu. Leurs conversations ne toléraient vraiment qu'un sujet sérieux: le monde animal. Il faut croire que celui des hommes ne les enthousiasmait guère. Elles battaient la campagne à la recherche de nouveaux amis et se faisaient un devoir, quand par malheur elles trouvaient un animal mort, de lui fournir une digne sépulture. Pour elles, sans doute, les animaux avaient une âme. Folie pour les humains, évidence pour qui vient s’installer au milieu de la nuit au pied d'un vieux saule pour écouter les lucioles et les libellules.

Elles découvrirent la grenouille gisant au beau milieu du chemin, une fleur à la bouche. Tout laissait supposer qu'elle était morte. Malgré leur tristesse, après l’avoir ramassée, elles ne purent s'empêcher, comme d’habitude, de se chamailler pour savoir ce qu'elles devaient faire de la pauvre petite reinette. L'élément naturel d'une grenouille c'est l'eau, non ? Une trêve les amena à déposer d’un commun accord la reinette dans le lit du ruisseau voisin. Jetant un dernier regard triste en direction de la grenouille qui partait au fil de l'eau, elles furent frappées de stupeur en voyant l'animal amorcer quelques brasses. Fred était sauvé! Épuisé, il ne put cependant que lever les yeux pour regarder une dernière fois Larissa flotter sur l'onde avant de sombrer dans un profond sommeil propice à l'oubli.

Le lendemain, le soleil était déjà haut dans le ciel quand Fred rouvrit un œil. Un spectacle merveilleux se déroulait à la surface de l'onde. Le bras du ruisseau était couvert de fleurs splendides. Elles possédaient les belles couleurs de Larissa et Fred. Elles dansaient au gré des remous comme autant de couverts de porcelaine fine: une tasse jaune sur une soucoupe verte. Personne ne connaissait ces fleurs, mémoire d'animal, voire de libellule. De nos jours, on les appelle nymphéas ou nénuphars. Vous devinez maintenant pourquoi les grenouilles aiment tant leurs grandes feuilles pour venir y coasser. Gardez le secret.

Évitez surtout de raconter cette histoire à un botaniste, qui soutiendrait mordicus qu'une Renonculacée n'a jamais pu donner naissance à cette espèce de fleur aquatique. Pensez en dedans de vous qu’il ne sait pas que l'amour peut accomplir des choses bizarres. Mais, si vous lui racontez tout de même, au moment de la remarque pleine de suffisante du personnage, comme si de rien n'était, glissez alors cette question perfide: "Le nom 'renoncule', ne vient-il pas du mot latin "ranunculus" qui veut dire 'petite grenouille' ?"



A Caroline et Céline.



Pierre TOSI - Juin 1990 -

Liste des nouvelles du recueil

Note:
j'ai corrigé cet ancien conte pour enfants qui avait constitué un de mes premiers travaux d'écriture, voilà plus de vingt ans. En voici la version définitive. Concernant la place de cette nouvelle dans ce recueil ayant trait à la passion amoureuse, elle représente la vision juvénile de l'état amoureux.