samedi 15 mai 2010

Diogène



 " Ôte-toi de mon soleil."
Réponse qu'aurait faite Diogène de Sinope à l'empereur Alexandre qui lui demandait s'il voulait quelque chose.

L'homme s'attaquait péniblement à un adret enneigé. Une haleine floconneuse ponctuait sa lente progression. Pourquoi ce sherpa solitaire arc-bouté sous un volumineux paquetage s'adonnait-il à une cruelle ascension au cœur d'un hiver si mordant? Un fanatique usant d'âpres mortifications pour abasourdir une coulpe térébrante? La saison du zéro et de l'infini qui puise en abondance dans ses tubes de noir et de blanc pour peindre sa toile est celle où tout vient s'engloutir pour renaître. Faire cohabiter les extrêmes, clore la boucle: l'essence même de son art millénaire. Un animal, chien ou loup, hurlait dans la nuit du solstice. Le montagnard opiniâtre en milieu hostile grimpait vers un ciel de laque sombre pailleté d'étoiles aux clignements froids. Une lune sans voile l'incisait au Nord de sa griffe d'argent. Le halo d'une lanterne guidait ses pas. Diogène cherchait un homme équipé de la sorte, mais c'était aux abords du Capitole en plein midi.

À mi-pente, il s'assit sur une souche pour reprendre son souffle. Le visage au ciel, il scrutait la voûte. Son cerveau pulsait au rythme élevé de ses battements cardiaques. Comme quand parfois le dormeur au moment de s'abandonner au sommeil sent la surface sur laquelle il repose se dérober, il chût brusquement dans la spirale du temps. Par les hublots de son vaisseau spatiotemporel, il observait les fanaux du cosmos égrainer les étapes de l'organisation de l'univers bruissant sans fin des échos de l'explosion initiale. Les étoiles concoctaient patiemment les briques universelles. Certains de ces alchimistes besogneux, dans une aveuglante apothéose, ponctuaient leur fin de vie d'un bouquet dont les éclaboussures nourrissaient l'espace du fruit de leurs transmutations. Mitraillé par ces éclats terminaux, l'océan primaire de notre bonne jeune terre recevait cette flore mal filtrée par une atmosphère en devenir. Au milieu des éclairs des grands orages atmosphériques, des fournaises de volcans titanesques éructant laves, scories et gaz suffocants, les premières molécules de la vie commençaient à s'organiser à tâtons dans des marais amniotiques.

Assis sur sa souche, l'infime chaînon de pointe de l'odyssée de la vie reprenait peu à peu ses esprits repensant à l'image qu'un scientifique lui avait fournie pour mieux appréhender cette chronologie démesurée. Si de nos jours, l'on rapetissait l'histoire de notre planète à une année terrienne, ce n'était que vers mi-novembre qu'apparaissaient les premières cellules aquatiques, fin novembre les premières plantes terrestres. Noël voyait naître le premier mammifère. Le 31 décembre, les premiers Hominidés commençaient à coloniser le continent primaire. Quatorze secondes avant la nouvelle année débutait l'ère chrétienne. Un calcul rapide lui fit comprendre que sa vie, dans le meilleur des cas, correspondrait à quelques dixièmes de seconde de cette année, en perpétuelle croissance, qui plus est. Se pencher imprudemment à la fenêtre de l'infini déclenche un violent vertige. Se percevoir animalcule à la présence éclair sur une boule de matière gravitant au sein de l'incommensurable, parmi des milliards de milliards d'autres planètes, ne peut qu'enjoindre à la stricte humilité.

Il lui fallait quitter ces évocations écrasantes. Le froid perçait sa chair. Il reprit sa route. Une demi-heure plus tard, il posait son bagage devant un chalet à demi enseveli sous la neige. Il alluma aussitôt un feu. La voix des escarbilles lui tiendrait compagnie. L'âme des conifères ranimée par le brasier, lui conterait cette fois l'histoire de ces grands pionniers végétaux. Bercé par la voix du feu, le visage attisé par ses chaudes exhalaisons, une douce torpeur finit par l'envahir. Entre veille et sommeil, il entendit alors une porte grincer. Elle ouvrait sur une immense bibliothèque tapissée d'ouvrages aux cuirs multicolores. L'odeur caractéristique des temples vénérables de la connaissance baignait le lieu. Distillé au fil des ans, un mélange de composition complexe fait de fragrances boisées et d'effluves du savoir millénaire filtrait des peaux blotties dans la moiteur de cette serre culturelle. Les strates de la connaissance humaine s'empilaient sur des rayonnages exposant comme une faille terrestre des couches géologiques au paléontologue. Allez savoir pourquoi, au sein de cette pléthore, ce fut un petit fascicule qui attira le rêveur: "Essai de Métaphysique réductionniste" du Professeur Piotr Toumichtouf de l'Université de Vladivostok. Est-ce le lecteur qui choisit un livre ou le livre qui choisit son lecteur? La logique voulait cependant que notre homme passât du "D'où viens-je?" à "L'où vais-je?"

La préface de l'essai reconnaissait la légèreté de l'ouvrage. Pas d'annotations en bas de page, pas d'addenda, pas de bibliographie fleuve. C'était de bon augure pour Hugo. Cela n'était souvent que poudre aux yeux tentant de masquer la médiocrité d'un travail. Bien des thèses fumeuses se parent de tels colifichets. Quel lecteur soupçonneux n'a jamais découvert l'aberration ou la substance dérisoire des références produites dans un ouvrage universitaire? Les charlatans cherchent à bluffer leurs lecteurs avec des bibliographies ronflantes. Celui-ci, impressionné par leur densité se fait moins attentif au fond. L'auteur peut alors insidieusement au fil du texte ériger une hypothèse en postulat, muter à grands coups d'alchimie verbeuse une arrière-pensée prosélyte en dogme. En fait, le Professeur Toumichtouf livrait à l'emporte pièce le fruit d'une longue étude sur la quête métaphysique de l'homme au travers des siècles. Il le faisait sur un mode subjectif non voilé. A l'évidence, il en sortait fourbu. Ça sentait l'ouvrage bâclé d'un chercheur proche de la retraite, dégagé du souci d'un plan de carrière. Une chaire de métaphysique à Vladivostok validait déjà la sanction en territoire Soviet.

Comme par magie, le livre s'envola en direction du sous-main en cuir à frises aux ors vieillissants d'un pupitre vénérable. Celui-ci baignait dans le cône de lumière accueillant d'un lustre araignée. Ses corolles marbrées d'ocres étaient suspendues à de longs fils électriques sécrétoires. Le rêveur s'installa confortablement pour s'abandonner à la lecture :

"D'où viens-je? La Science fournit des embryons de réponse. Qui suis-je? Un homme qui cherche. Où vais-je? Voilà une question qu'elle est bonne et qui ne date pas d'hier. Elle exhale des relents fauves de nuits d'Hominidés. Dans un univers bigrement plus hostile que celui du nanti occidental de la seconde moitié du 20ème siècle, nos ancêtres monstrueusement ébouriffés de poils pouvaient légitimement perdre leur sérénité. Ils croisaient la mort à chaque détour de fourrés. Invasions de hordes sauvages, kyrielles de luttes fratricides, déferlements de redoutables pestilences. Autant d'occasions de la côtoyer régulièrement. En ces temps reculés, journellement, l'homme percevait sa finitude. De nos jours, en pays développé, la société dissimule la mort sous les draps d'hôpitaux ou dans les coffres des funérariums. Si elle hante moins le quotidien moderne, la pétoche préhistorique ne nous a pas pour autant abandonnés. L'image de la mort devenue quasi virtuelle et la lutte pour la survie quotidienne moins âpre, la peur s'est mutée en angoisse. On lutte plus efficacement contre un adversaire tangible. En tout lieu et en toute époque, l'imaginaire humain fut fécond en hypothèses sur le devenir de l'homme après la mort. Trop triste, trop ridicule, trop vide de sens de supposer qu'elle mène au néant. Parfaitement démobilisateur en plus.

Après avoir ingurgité des pavés indigestes détaillant rites funéraires pointilleux, cultes des ancêtres abscons, croyances baroques et tabous inattendus, après avoir visité des ménageries totémiques tarabiscotées, mis le nez dans des cosmogonies délirantes, fouillé les moindres recoins de panthéons pléthoriques à la vie sociale tourmentée, m'être gavé de légendes d'univers minés de monstres telluriques capables de vous hérisser le moindre poil ou de vous laisser dans les narines une âpre odeur de soufre, grouillant de créatures aquatiques abominables, saturés de nuées de spectres hallucinants, après m'être chargé l'esprit d'ouvrages au point de chanceler sous un amoncellement de genèses tantôt simplistes tantôt fumeuses, de mythologies aux similitudes étranges fruits de vulgaires plagiats, de métissages de convenance, de phagocytoses pures et simples, je fus, coup de Jarnac final, totalement miné par la lecture détaillée d'eschatologies à couper le souffle ou à ne plus en dormir la nuit. Ce brassage monstrueux de connaissances protéiformes m'avait laissé sous le coup d'une confusion totale, tout comme vous, j'imagine, cher lecteur, la phrase démesurée qui précède. Je décidai de soulager mon esprit en me réfugiant dans la lecture des auteurs dits «réductionnistes». Ma mémoire en voie de saturation s'en vit bien soulagée et mes recherches d'archiviste maniaque stoppées net.

Herr Sigmund affirmait que l'Homo Sapiens, en proie à la résolution de son fameux complexe Œdipe piqué aux grecs, se devait de liquider le père en lui trouvant une image substitutive salutaire. Esprits, totems, sorciers, gourous, dieux, chefs charismatiques, idéologues habiles, führers en tout genre (liste hétéroclite non exhaustive) servirent au fil des siècles de supports mentaux d'efficacité variable. Le réducteur de tête y voyait la genèse du «bel avenir d'une illusion». Il comparait les rites religieux à des actes de défense compulsifs comparables à ceux des obsessionnels. Nietzsche, l'homme au marteau, affirmait que les élucubrations métaphysiques servaient avant tout à fédérer le « troupeau bêlant des fidèles». Marx, l'homme à la faucille, parlait d' "opium du peuple" capable de le maintenir dans le fatalisme le plus abrutissant.

Nos ancêtres, donc, pour juguler l'angoisse, cherchaient de nouveaux protecteurs paternels capables de circonvenir les forces maléfiques. Dans les temps reculés, on dansait à tours de jambes, on "incantait" à grandes trilles, on sacrifiait à tours de bras pour leur graisser la patte. Le chasseur qui s'identifiait souvent à l'animal chassé ou à l'ennemi massacré voyait sa propre mort au travers de celle qu'il leur infligeait. Il portait parfois à même la peau une partie de leur squelette ou buvait leur sang pour régénérer sa force vitale et capter certains de leurs pouvoirs. Pour cet acte de mort, il devait implorer le pardon du Seigneur des Fauves en lui faisant des offrandes et des sacrifices adaptés. Les armes qui donnaient la mort à distance prirent rapidement une valeur magico-religieuse. La parole aussi. Comme la lance qui blesse ou tue à distance, on lui prêtait la faculté de devenir une arme redoutable quand on savait la manier.

Respecter des traditions complexes, des rituels précis élaborés au fil du temps et des générations prenait un temps fou. Il faut manger pour vivre et la nourriture n'est jamais tombée du ciel, pas plus au néolithique qu'aujourd'hui. On décida de répartir les tâches. Les costauds, les gros bosseurs, les bons chasseurs furent chargés du versant matériel. Les faiblards rusés et les baratineurs habiles s'approprièrent le versant spirituel. La souche des psychanalystes, des assureurs, des gourous et des «Madame Irma» émergea en ces temps reculés sous les traits du sorcier: «Confie-moi ton angoisse, mon frère, et rapporte-moi une partie du fruit de ta chasse en échange. Pars, que la force soit avec toi. Je danserai et ferai des incantations pour ta réussite. N'oublie pas mon petit cadeau, chéri. Évite d'être rat. Je peux être victime d'un léger trou de mémoire ou prononcer bêtement des formules qui déchaînent "Scoumona", l'Esprit de la guigne.»

Cette caste saprophyte alimentée dans tous les sens du terme par l'angoisse humaine offrit un piédestal idéal aux dictatures. Les religions furent toujours les adjointes zélées des potentats. Unifiant les productions des générations de précurseurs, la découverte de l'écriture permit la rédaction de textes princeps dont certains contenaient même des enregistrements authentiques de conversations avec les divinités suprêmes. Lecteurs ou fidèles analphabètes, les bigots pouvaient désormais s'accouder aux balcons donnant sur les cimes couronnées des nuées de la Transcendance. Seuls les membres du culte, les vrais initiés, s'investissaient du pouvoir et du droit de s'aventurer au-delà. Faits historiques magnifiés et croyances dont l'amalgame s'était peaufiné autour des feux et étoffés grâce à la faconde de conteurs de talent, se cristallisèrent en mythes universels, matériaux de l'inconscient collectif de Jung. Les religions polythéistes riches en cette matière, après s'être répandues au gré des conquêtes et des échanges, finirent par céder sous les coups de boutoir des religions monothéistes, plus habiles à faire résonner certaines composantes du fameux inconscient freudien. Le père terrestre trouvait son substitut sublimé dans le Père Céleste. Le monothéisme disposait d'une arme redoutable capable de jouer sur l'horlogerie cachée de la Psyché. Les divinités qui peuplaient les panthéons et les olympes des anciens avaient des imperfections et des travers qui fleuraient bon l'approximation ou l'utilitarisme terrestre. Le Dieu monothéiste, Lui, ne faisait plus dans l'approximation. Plus parfait que Lui, tu mourrais. Toute déviance ou entaille à la Loi du Grand Livre, devenait faute, péché ou carrément hérésie. La punition terrestre ou céleste qu'elle imposait se voyait amplifiée du poids de la culpabilité à laquelle on ne peut échapper, même dans la tombe, vous dirait Caen. Exit des débordements dionysiaques et de la mauve lueur festive colorant les débordements institutionnalisés. La quête d'un absolu, ou du moins d'une discipline de vie pouvant conduire à la sainteté, taraudait désormais les consciences. Toute déviance vous giclait dans la psyché une dose de culpabilité acide et la perspective inquiétante d'un châtiment terrible dans l'au-delà.

Bible (Ancien Testament avec la Torah, Nouveau Testament avec les Évangiles), Coran, Talmud fournirent des textes définitifs vous expliquaient pour le même prix, une affaire en or, la naissance du monde, les trucs essentiels pour vivre une existence qui vous permette d'arriver à la mort dans les meilleures conditions pour être accueilli dignement au grand banquet de l'au-delà. On avait donc droit en prime à une eschatologie individuelle et universelle. Ce dernier point fut un véritable coup de génie. La naissance du monde, la Genèse, après tout on pouvait s'en battre l'œil, la traversée de la vie, on faisait ce que l'on pouvait avec ce que l'on avait ma bonne dame, mais la mort restait quoi qu'il en soit une belle cochonnerie. La vie ne serait qu'une pantalonnade ébouriffante propre à légitimer tous les débordements si elle ne faisait que vous précipiter en fin de parcours dans l'abîme du néant. Les malheurs de la vie, nous disaient ces ouvrages cultes, trouveraient leur récompense dans l'au-delà au pro rata de leur densité sur terre. Belle aubaine, pour les aigrefins, charlatans, camelots, escrocs, docteurs "Feelgood" en herbe qui avaient tout bénéfice à confiner les malheureux dans le fatalisme. C'est sans doute pour cela que les potentats temporels avides de conforter leurs privilèges s'entendaient comme larrons en foire avec ceux du spirituel.

Il serait naïf de croire que ces périodes d'obscurantisme sont révolues depuis le Siècle des Lumières. Les époques défilent, les instruments du pouvoir mutent. Les révolutions en font que renverser des despotes pour en couronner d'autres. L'arnaqueur est une espèce particulièrement adaptative. De nos jours, aux États-Unis par exemple, les grandes messes médiatiques font office de cérémonies religieuses modernes. L'araignée médiatique et sa propagande, championne du recyclage, tissent leurs toiles depuis quelques décennies avec une dextérité et une vélocité insoupçonnées sur toute la planète. L'émergence d'un adversaire à sa taille devient de plus en plus improbable. »

Encore quelques chapitres troussés à la hussarde et le livre iconoclaste de l'auteur Ouzbek finissait par la sentence célèbre légèrement traficotée du philosophe : «Tout ce qu'on sait dans le domaine, au bout du compte, c'est qu'on ne sait rien. Toute conviction d'un sens caché de la vie et d'une vie dans « l'au-delà » ne procède que d'hypothèses individuelles arbitraires reposant sur la notion de foi ou de croyance avec tout ce que cela peut contenir d'irrationnel et de fanatisme potentiel. »

On imaginait bien le chercheur, après cette conclusion foireuse, s'ouvrir prestement une bouteille de Vodka avant d'aller finir la soirée dans un lupanar glauque propice à la perdition des sens. Avait-il mis pour autant Dieu à mort comme Friedrich, Sigmund et Karl ? Il avait finement éludé le sujet du culte de la personnalité. Staline et Lénine pouvaient dormir en paix. La lucidité est fille de prudence. En éludant la question, il endiguait le courroux de supérieurs hiérarchiques pouvant taxer son ouvrage de déviationnisme s'il avait englobé dans sa thèse cette autre mode de dérive.

Hugo ouvrit un œil. Se percevoir fer de lance de la grande histoire de l'évolution ne le flattait guère. Les glorieux ressortissants actuels de l'espèce bipède étaient devenus grâce à l'accélération stupéfiante des technologies du dernier millénaire des fabricants d'outils extraordinaires. L'arme nucléaire, un exemple, pouvait faire péter la planète en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Sans aller jusqu'à cette folie, cette horde de plusieurs milliards d'individus à la soif de consommation stupéfiante risquait de mettre à sac les ressources naturelles du globe en quelques siècles et de détraquer sous peu la belle machine écologique par ses exactions forcenées. Optimiste impénitent, Hugo espérait une régulation de dernière minute, une mutation génétique capable de léguer aux générations futures une sagesse salutaire. Quel était le poids d'un individu, même le plus sage d'entre eux, face à cette folle machinerie? La plume peut vaincre le canon mais elle paraphe aussi les commandes d'armes et les sentences iniques.

Hugo prit quand même quelques grandes décisions : il montrerait l'exemple en ne jetant plus n'importe où ses papiers de chewing-gum et, surtout, il conseillerait aux gens de regarder désormais d'un œil méfiant Claire Chantal et Patrick Poivredabord commentant les actualités du 20 heures soupçonnant qu'ils puissent être à la solde du Pouvoir !

Dans le triptyque évoqué, Hugo s'intéressait surtout au « Qui suis-je ? ». Il percevait également à la source de l'angoisse humaine une demande perpétuelle de réassurance. On la voyait dans cette question qui taraude la pensée de tous les êtres de la naissance à la mort : «M'aimez-vous?». On la trouvait à la base de la plupart des entreprises humaines: recherche de notoriété, besoin d'adulation, quête de respectabilité, de reconnaissance et de façon plus commune, de l'être aimant. Hugo n'était pas monté dans ce refuge pour philosopher. Il souhaitait plus humblement se pencher sur quelques mécanismes régissant en catimini la "grande affaire de sa vie" pour reprendre l'expression de Stendhal. La recherche de la passion amoureuse ne l'avait pas quitté depuis l'adolescence. Cette forme de quête contenait en elle son lot d'angoisse. Elle l'avait amené à négliger au fil des ans les contingences matérielles les plus élémentaires.

Il ne redescendrait de la montagne qu'une fois sa recherche aboutie. Enfin adulte dirait le psychanalyste. A quoi bon pensait notre homme.

Hugo savait bien que la psychanalyse n'est en aucun cas une science. Son fonctionnement se rapproche de celui d'une secte qui déifie son gourou. Sigmund, au moins, avait toujours gardé une part de démarche scientifique. Il attendait impatiemment des avancées dans ce domaine expliquant les processus biochimiques cérébraux pouvant donner crédit à ses théories. On attend toujours. Beaucoup des membres de la secte l'oublient. Ils se cabrent à la moindre critique estimant aussitôt que leurs contradicteurs sont des malades à exorciser d'urgence à grands coups de thérapies mentales hasardeuses. A l'opposé, le scientifique est friand de preuves contradictoires pouvant l'amener à remettre son travail à plat. Il peaufine ses équations et ne tolère aucune exception. Hugo s'interrogeait sur cette pseudoscience qui n'avait pratiquement pas évolué depuis un siècle et semblait ne jamais vouloir remettre en cause les paroles du Père. Les partisans de la théorie sont-ils figés en plein Œdipe? Sigmund n'a sans doute pas écrit que des idioties. Il n'existe malheureusement aucun outil capable de valider ou d'invalider ses théories empiriques de façon probante. Freud, en bon messianique, espérait l'avènement de la science de la Psyché. En fait c'est l'Église psychanalytique qui a assis son hégémonie.

Hugo préférait les écrivains qui rapportaient depuis des siècles les travers de l'âme humaine et ses mécanismes dans un langage qui évitait l'hermétisme et le sabir verbeux des réducteurs de tête souvent plus occupés à colmater leurs dérapages mentaux qu'à soulager leurs patients. Hugo aimait les artistes. En particulier ceux qu'on pouvait ranger dans le troisième volet du fameux triptyque de la classification humaine des trois «M»: les moutons, les mutins et les mutants.

Pierre TOSI - Octobre 2003



Note: quelques passages de cette nouvelle recyclée, à l'heure où le dernier livre de Michel Onfray fait couler l'encre et la salive en abondance, auraient pu servir de références !

4 commentaires:

  1. Cette nouvelle où l'humour n'est n'est pas absent a du te demander de gros efforts de synthèse. En opposant la rigueur et l'humilité de la pensée scientifique à l'arrogance dictatoriale de la pensée de la métaphysique qui s'arroge souvent le privilège de vouloir la museler, on découvre bien qu'il a toujours été question de perpétuer l'abus de pouvoir d'une minorité sur le reste de ses congénères en travestissant au maximum ces intentions au point que ceux qui exercent leur pouvoir peuvent aller jusqu'à croire que c'est pour le bien de tous.

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  2. Macheprot> A propos du travail de synthèse, je dois te renvoyer le compliment au lu de ton commentaire.
    J'ai du effectivement réduire mon texte initial qui tenait sur une rame de papier A4 et avait de quoi stopper net le lecteur à la première page. Cependant, la concision aurait du me mener à ne proposer que la citation prêtée à Diogène en réponse à la question d'Alexandre le Grand: "Ôte-toi de mon soleil." !

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  3. Un texte qui sans avoir l'air d'y toucher fait mouche et amène le lecteur à réfléchir sur la plupart de ses soi-disant motivations profondes. Effectivement, pas facile de maîtriser un pareil substrat en restant fixé sur l'essentiel.
    La psychanalyse,en effet, comme les grandes religions, est une secte qui a trouvé la logistique propre à s'imposer. Quand on sait que la Justice fait de plus en plus en plus appel à ce type de fanatiques pour orienter ses jugements, il y a de quoi frémir.

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  4. anonyme> Merci du commentaire. Quant au final, même si tous les experts psychiatriques n’ont pas été nourris au lait freudien, on peut se demander en effet ce qui incite des gens censés d’abord aider des personnes en détresse psychologique à se fourvoyer dans de tels exercices. Un homme faisant partie de la nébuleuse psy dans laquelle il y a à boire et à manger, je lui laisse son jugement tout en nuances, m’a dit un jour qu’il pensait que c’était parce que l’on avait supprimé la branche Gestapo…

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