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jeudi 30 avril 2009

Les temps changent



Tout fout le camp. Il faut que j'en convienne et surtout n’en pipe mot, afin de ne point passer illico pour la quintessence du réactionnaire cacochyme. Il est grand temps pour moi de me muter en parangon du jeunisme ambiant pour continuer à paraître en société sans risquer la lapidation.

La semaine passée, en conversation "mondaine" avec un florilège de la génération montante - à grand peine pour certains, je pus comprendre - la maladresse me fit commettre une bévue monumentale. Quelques verres d’un cru vénérable, trop promptement engoulés - que Rabelais m’absolve - afin d'éviter que la horde barbare ne me prit de vitesse et qu'elle ne me soufflât sous le nez un quota inquiétant du contenant de la "dive bouteille", ma flamme oratoire, quintuplée par cette pratique de ruffian qui m’est cependant étrangère hors des terre barbaresques, me fit choir au tréfonds des abysses séparant ma génération de celle de ces siffleurs de fioles alambiquées. Ma soudaine logorrhée, aussi coupable que sournoisement dopée par un taux d’alcoolémie déjà propice à faire discrètement tintinnabuler l’éthylotest de la maréchaussée, m’amena bêtement à déclamer tout aussi ex abrupto qu'a capella, deux ou trois vers de Virgile dans le texte. Ayant, semble-t-il, quelques instants plus tôt, fait découvrir à une bonne partie de l’assemblée juvénile ébaubie que les Romains avaient introduit la culture de la vigne en Gaule, il y a fort longtemps, bien avant la naissance de Michaël Youn (véritable «buzz»), étaient remontés de façon corollaire des strates les plus archaïques de mon sriatum ventral les vers introductifs du premier chant de l’Enéide. Comme chacun se devrait de savoir, ils glorifient les origines légendaires de la fondation de Rome tout en me permettant d'indiquer de surcroît que les racines de cette longue tradition attachée à la noble culture puisaient encore plus profond dans l'histoire antique.

« Arma virumque cano, Troiae qui primus ab oris Italiam, fato profugus, Laviniaque venit litora, multum ille et terris iactatus et alto vi superum saevae memorem Iunonis ob iram; »


" Je chante les combats du héros qui fuit les rivages de Troie et qui, prédestiné, parvint le premier en Italie, aux bords de Lavinium ; il fut longtemps malmené sur terre et sur mer par les dieux tout puissants, à cause de la colère tenace de la cruelle Junon; "

Ces vers mémorables et remémorés - comment en douter par l'entremise de la richesse en tanins du cru vénérable - éloignèrent derechef l’homophone de la bouche des membres de la horde. La fiole était peut-être empoisonnée? Des regards scrutateurs empreints de la plus vive inquiétude se mirent à converger sur mon faciès érubescent: «Faudrait songer à aller coucher le vieux !»

Dans quel sabir l'outre sénescente s’était-elle mise à vociférer sans crier gare? La référence latine choisie, pour les plus méritants imaginant que je venais de basculer en mode latin au décours d’une attaque cérébrale foudroyante, faisait de moi dans le meilleur des cas un adulateur possible des pages roses du Larousse. A la place d'attaque cérébrale, ils eurent pu penser ictus, mais c’eût été du latin, et donc inimaginable.

Utiliser une langue morte, à l'heure de l'anglicisation galopante d'une autre future langue morte qu'est le parler français, le barbon donnait dans l’outrance! On assistait probablement aux ultimes gambades burlesques, aux soubresauts pré-agoniques, d'un spécimen de pachyderme en voie de prompte extinction. Par bonheur, les jours de la bête étaient comptés sur les doigts de la main d'un manchot.

La culture, pas celle de la vigne, bande de gougnafiers, ça n'apparaît dans aucune colonne de la fiche de paye et ça ne fait pas partie des formations sponsorisées par l’ANPE, hein, incultes siphonneurs de nectars comme si c'était de la petite bière?

M'ont foutu au lit quand même...

vendredi 24 avril 2009

En finira-t-on définitivement avec Mai 68 ?

Pour se rendre intéressants, en politique, d’aucuns balancent des phrases qui leur passent par la tête, à l’emporte-pièce, pour voir si cela fait des ronds dans l’eau : «En finir définitivement avec Mai 68» en est une parmi d’autres. L’anecdote qui suit montre à quel point les dérives morales de certains membres de la jeunesse de l’époque auguraient des périls sociétaux à venir.

***
Nous sommes un soir du très beau mois de juin de l'année 1970. La veille, les résultats des épreuves écrites du baccalauréat ont été affichés dans les halls de tous les lycées de France et de Navarre. Une "boum" bat son plein au foyer saint Pierre pour fêter l’arrivée des vacances. Marie-Noëlle n'a pas la pêche. Son relevé de notes indique qu'elle va devoir remonter une trentaine de points à l’oral pour décrocher sa peau d'âne. Grandes claques dans le dos: «Le suicide ne s'impose pas immédiatement. Allez, cigale, danse pour oublier!»

Les plaisanteries fusent, la bonne humeur est contagieuse, les 45 tours sautent sur le Teppaz comme les crêpes sur une poêle à la Chandeleur. Les Kinks et leur belle "Lola", les Beatles et leur baroque "Lady Madonna" font partie de la fête. Avec "My Year is a Day", les Irrésistibles mettent en pratique la théorie de la relativité. Les "Wallace Collection" en plein éther convient les danseurs à les rejoindre dans leur "Daydream". Les "Stones", frustrés à mort, scandent à qui mieux mieux "I can't get no satisfaction". Les précieux "Moody blues" errent au sein de leurs nuits de satin blanc. De bons vieux rocks des années cinquante à la rythmique en béton armé éliminent inexorablement de la piste les asthmatiques. Mais, dès que l'incontournable "Procol Harum", responsable impuni d'une multitude d'idylles plus ou moins fugaces, distille son "A Whiter shade of pale", les dyspnéiques réapparaissent dare-dare. Le slow du mois de juin qui reste collé au cœur et au corps de Pierrot, au sens propre et figuré, c'est le mielleux "Holiday" des Beegees.

Plus tard, dans la nuit, Marie-no sur son "Amigo" et Pierrot sur son "Solex" remontent de front l'avenue du Général Leclerc dans la chaleur de la nuit (Sydney Poitier se cache dans le paysage. Trouvez-le !). Plaquée sur la poitrine du cavalier, coincée sous son blouson, une pile de disques qu'un copain vient de lui prêter. «Holiday» qui lui a permis de tenir dans ses bras pendant de savoureuses minutes sa timide amoureuse, en fait partie. Arrivés au carrefour où les destinées se séparent ainsi que les itinéraires, ils se font une chaste bise d'au revoir. Pierrot accompagne la séparation de tous ses encouragements et vœux de réussite pour l'oral à venir, ainsi que du classique "Y" des doigts du « peace and love » très en vogue en ces temps reculés.

A cette heure avancée de la nuit, il imagine tourner le verrou d'une maisonnée quiète, alanguie béatement dans les bras de Morphée. Il va pouvoir poursuivre à loisir ses rêvasseries amoureuses. Stupeur! Une lueur bleutée palpite au salon accompagnée d’un "crachouillis" inquiétant. Il avance à pas feutrés comme dans un thriller. Quel choc! Son père jaillit d'un bond de son fauteuil fétiche en hurlant : les Italiens viennent de remonter au score dans la rencontre de football "Italie-Allemagne" qui allait devenir la référence incontournable des "footeux". Cette année, la coupe du monde se déroulait au Mexique. Ceci explique l'heure exotique de la retransmission. Impossible d’échapper aux prolongations en compagnie du paternel !

La famille transhumera quelques jours plus tard vers le sud-ouest. "Holiday" et l’image de Marie-no, miniature à la frimousse souriante où pétillent deux yeux noisette, l'accompagneront là-bas. Inhabituel pour l'époque, ses cheveux clairs étaient coupés très courts. Elle l'aimait alors avec une telle discrétion, que le garçon tumultueux, ne se rendit à l'évidence qu’alerté par un camarade jouant - c'est un bien grand mot - le rôle d'entremetteur. D'une timidité tout aussi gênante sous un trompe l’œil de blagueur permanent, ce n'est que maladroitement qu’il sut par la suite lui indiquer que ses sentiments étaient réciproques. Il l'inquiéta, cet après-midi d'été finissant, où, enfin résolu après l’élaboration de plans de conquête baroques, il l'avait menée, au décours d'une promenade à vélomoteur, au bord d'un petit étang. Elle s'était cabrée devant le baiser aussi soudain que gauche qu’il avait décoché sous l'effet galvanisant d'un pic d'adrénaline. Un réflexe de sauvegarde de jeune fille de bonne famille effrayée par la maladresse du geste et l’augure de suites dangereuses dans ce lieu retiré, coupèrent toute velléité d'effusions complémentaires. Confus devant le quiproquo, ils rentrèrent, comme si de rien n'était...

Historiette bien mièvre, convenons-en, illustrant les travers intemporels des adolescences avec leurs amalgames de candeur extrême et d'artifices criards tentant de la masquer, ou, comment foirer une histoire simple. La libération des idées et de mœurs était pourtant en marche mais, on le constate ici, ne freinait en rien le romantisme emprunté d’une jeunesse qu’on disait partir à vau l’eau!

Les sentiments étaient entiers, la vie lumineuse, et l'avenir s’ouvrait radieux sur un sentier pavé de la plus légère des insouciances. Nous étions pourtant dans les premières années lourdement nommées "post-soixante-huitardes". Mélangées à ce qui anime toujours, je suppose, la plupart des adolescences, les idées ambiantes engendraient une sensation de liberté quasi surnaturelle. C'était l'époque reine des Babas-cool, de la musique anglo-saxonne et de ses groupes devenus mythiques. Une foule hirsute et débraillée s'agglutinait dans d'immenses champs pour participer corps et âme à ces gigantesques et légendaires festivals en plein air que furent Woodstock et Wight. Les pantalons "patdeph", les chemises à fleurs, San Francisco, la remise en cause systématique de toutes les idées reçues, de toutes les hiérarchies en place, de tous les pouvoirs. Faites l'amour pas la guerre. Un souffle de renouveau et d'allégresse dégageait les bronches de notre bonne vieille Marianne. Les démagogues retournaient leur veste à tour de bras pour préserver quelques lambeaux de leurs chers privilèges. Rien ne devait plus être tout à fait comme avant, puisqu'on avait trouvé sous les pavés la plage... Atmosphère surréaliste, psychédélique pour reprendre un terme en vogue du moment, générant un enthousiasme propice aux échanges. Le morose individualisme des décennies à venir ne pouvait alors s'imaginer. Les ringards étaient mis à l'index, le rétrograde traqué. La révolte se situait essentiellement au niveau des idées. Les actes de violence, réprouvés par le Mahatma, n'étaient pas encore le must qu'allaient imposer skinheads, punks et hooligans de tous poils (les skinheads n'avaient pas de cheveux mais je pense qu'ils avaient quand même des poils). Plus tard, on a souri avec commisération de ces utopistes échevelés aux tenues extravagantes, qui planaient aux sons de musiques hindoues, des fleurs dans les cheveux, un joint à la bouche. C'était la période des grèves générales, des revendications tous azimuts. Paroles, paroles… et paroles... Peu productif tout ça, furieusement démobilisateur, un peu niais. Sans doute, mais quelle franche rigolade, les moroses!

J’ai été très heureux durant ces années là. Nostalgie quand tu nous tiens. Plus de quarante ans, ça tombe sous le coup des lois d’amnistie…

Allez! Avant de quitter le billet, même s'il n'est pas cinq heure, une petite dernière "fin année 70" d'un barbu grec qui a encore du coffre - son blog et son dernier album. De quoi tester le "player chrome" flambant neuf de la Mansarde.


Furieusement kitsch. Le batteur du groupe fait un peu peur dans cette vidéo d'époque.


Highslide JS


" It's five o'clock and I walk through the empty streets. Thoughts fill my head but then still no one speaks to me. My mind takes me back to the years that have passed me by. It is so hard to believe that it's me that I see in the window pane. It's so hard to believe that all this is the way that it has to be. "

Les temps modernes: un commentaire du billet, signale un équipement audio de la Mansarde apparu postérieurement à l'année évoquée. Bien peu si l'on regarde la date figurant sur un des documents d'époque faisant foi, scannés par mes soins. Ils témoignent, s'il en était besoin, de mon coté un tantinet conservateur. On peut encore lire sur l'image du bas les prix en francs suisses... Clic pour agrandir, bien entendu.


mercredi 8 avril 2009

Le Ricain

Photo personnelle - Pierre TOSI

Au-delà des mélodies ou des paroles, ce sont les souvenirs qu’on y incorpore qui font des chansons des vecteurs de nostalgie. Ainsi, je ne peux écouter «Le Sud» de Nino Ferrer sans que remonte à ma mémoire ceux d’une rencontre rare.

Durant l’automne 1975, j’étais externe en médecine dans un service de chirurgie vasculaire du CHU de Nancy. C’était mon premier contact avec la caste caractérielle des aigles de la médecine. C’était tout du moins ce que les chirurgiens imaginaient représenter chez nous à l’époque. Ils ne retenaient que les quatre derniers mots de la phrase. Pourtant, externe, tâcheron obscur remplissant à la chaîne les observations médicales des entrées du service, ils l’avaient été un jour. Il ne restait pourtant qu'à considérer comme un pousse-chariot, et tout au plus, les jours de grande mansuétude, un serviteur musclé tenant les écarteurs en salle d’opération. Il était souvent en but aux rabrouements d’internes aux égos surdimensionnés, eux-mêmes tarabustés par des chefs de cliniques ou assistants accaparés par les manigances qui fleurissaient les stations du chemin de croix de leur périlleuse ascension universitaire.

Un congrès de chirurgie vasculaire organisé par le grand patron, exception qui confirme la règle, un homme exquis aux compétences indéniables, avait su attirer à Nancy quelques sommités de cette spécialité médicale. L’interne de mon secteur avait été commis à la réception d’un "cador" de Boston. Il m’avait demandé de l’accompagner à la gare pour accueillir à la descente du train l’illustre invité. Il estimait que mon anglais était supérieur au sien (le pauvre !) faisant montre ainsi d’une faiblesse coupable qui le désignait comme victime prochaine du panier à crabes dans lequel il avait choisi de se fourrer.

L’histoire commençait mal : sa limousine avait obstinément refusé de démarrer. C’est à bord de mon épave qu’on allait devoir véhiculer le ponte. Pas d’état d’âme. Le contre temps laissait supposer qu’il devait déjà trépigner d’impatience dans le hall d’arrivée.

- T’aurais pu mettre autre chose que ce jean épouvantable et ce tee-shirt de pédale !
- Scuse ! Mon smoking est au pressing. Le godelureau portait costume et avait poussé le pathétique jusqu’à arborer un nœud papillon d’aspirant mandarin. Nous formions un couple spectaculaire. Je m’en tenais à mon rôle de subalterne dont la tenue baba mettait en valeur le tout beau.



Crissements de pneus devant la gare et arrêt en double file. On fonce. Pas de train au bord du quai d’arrivée du Paris-Strasbourg. Deux pelés et trois tondus battent l’asphalte.
Pas le moindre individu pouvant répondre au signalement d’un notable américain en perdition dans une ville inconnue à l’autre bout du monde. Une réplique troublante d'Hutch, vautrée sur un banc, la tête calée sur son sac à dos est en train d’engloutir un jambon beurre: « Le train est parti depuis longtemps ? ». Le type dodeline de la tête en langage international signalant que çà-fait-pas-huit-jours, mais presque.

- On n’est pas dans la merde ! On a paumé l’amerloque !
- Si say un yankee que vous cherchay, je pôôray vous aiday.

Je me dis en moi-même qu'il allait sans doute passer un coup de bigo à Starsky, ou plutôt à Hughy les bons tuyaux. Il a un accent à couper au couteau, l’homme aux jeans râpés, chaussures de sport, chemise à fleurs couleurs pétard et blouson de cuir orange.

- On cherche un prof américain.
- Je voye ses chaussures de tennis à l’autre biout du bank.

On l’aura compris, l’homme que nous cherchions désespérément était tanné devant nous. Il a moins de trente ans, cela ne fait aucun doute. Une barbe de deux jours vieillit tout au plus d'une ou deux années le blondinet. Il se lève. Référence historique: il est plus grand debout que couché, lui. Il jette un coup d’œil interloqué en plongée sur la tenue de mon interne qui s’engage rapidement dans les présentations, en français, dégagé des soucis de traduction. Le chirurgien du nouveau monde a la courtoisie de s’exprimer dans notre langue. Une réelle chance pour lui.




Embarquement à la place du passager dans ma 104. Hutch reste interloqué devant la boule noire grillagée vissée sommairement en haut du tableau de bord. J’allume l’amplificateur de la mini chaîne maison que j’ai montée dans l’habitacle. L’équaliseur scintille comme une guirlande électrique de sapin de Noël.

- Haute technologie française avec une pointe de french touch, lui dis-je en souriant.

 " Wish You Were Here" des Pink Flyod, démarre sur le lecteur de cassettes.

- Miousique ainglaise? Desapointed, je suis…
- J’ai pas de cassette d’Edith Piaf, désolé (On dit toujours "désolé" dans un feuilleton américain).
- En plus, son truc doit pouvoir servir de défibrillateur si on touche les deux fils qui dépassent à droite, dit le passager arrière qui se lâche un peu. Il a ôté enfin son infâme nœud "pap" dans un accès de folie libératoire. Faut savoir s’adapter à l’ambiance « décontract’ », que diantre !

Tout le monde se marre. Un quart d’heure plus tard, on passe sous le porche de l’entrée principale de l’hôpital, en plein solo de Gilmour. On accompagne notre hôte jusqu’au bureau du patron où nous penons congé. Il nous remercie chaleureusement et me demande avec un clin d’œil complice, s’il est possible que je lui passe les plans de montage de mon installation audio sans pour autant tomber dans l’espionnage industriel.

Le lendemain, Jim - ah oui, c’est son prénom - est encore dans nos murs. L’assistant du patron, le vizir qui veut devenir calife à la place du calife, mais qui traîne derrière lui sa sinistre réputation de chirurgien tout aussi calamiteux qu’odieux, ne tarit pas d’éloges sur l’intervention magistrale de l'américain à la conférence d’hier. Il le persuade d’assister à "son intervention à lui" sur une coarctation de l’aorte. L’invité accède à sa demande en toute simplicité. Difficile de refuser, d'ailleurs, en pareille circonstance. J’ai la chance d’être présent autour de la table d’opération comme "écarteur troisième couteau", en complément d'un interne, au cas ou celui-ci se foulerait le poignet. La table en question va se transformer en l’espace d’une demi-heure en étal de boucher. Notre caïd local sue sang et eau. Plus sang qu’eau, il faut le préciser, incapable de maîtriser une hémorragie cataclysmique. L’atmosphère est devenue terriblement pesante. Tous les aides opératoires se font incendier et sont tenus pour responsables de la débâcle. L’anesthésiste rue dans les brancards. Bonne ambiance.

On entend alors derrière nous, calme comme Baptiste, l’américain proposer son aide: "S’il peut être d’une quelconque utilité dans cette intervention délicate, il serait content, etc.". La roue du paon aux manettes s’est transformée en balai de chiottes. Précis, efficace et exposant une maîtrise technique de haut-vol, l’aide salutaire rétablit rapidement la situation et convie les nuages noirs qui flottaient dans la salle à gagner d’autres latitudes. Il m’appelle plusieurs fois par mon prénom pour me demander de l’aider à exposer au mieux les points d’hémostase auxquels il s’attaque. L’assistant se recroqueville à ses cotés. Il mène un combat d’arrière garde pour continuer à faire valoir son indispensable présence.

Plus-tard, dans le vestiaire, Jim m’indique qu’il part demain et qu’il craint de s’ennuyer ce soir à l'hôtel. Il serait content, si je venais boire un verre avec lui après les festivités d’usage que le staff a organisées à l'intention des derniers invités en fin d’après-midi.

Nous avons déambulé en ville vieille une bonne partie de la soirée. Jim se passionnait pour le patrimoine et l’histoire de la cité ducale. Ce mois d’octobre avait des airs d’été indien. Il ne semblait pas pressé de rentrer. Je lui ai proposé d’aller faire un tour au "Caveau Jean Lamour." Les boîtes de nuit de l’époque étaient plutôt bon enfant. Je connaissais bien ce qu’on appellerait plus tard le disc jockey. Il lui arrivait de me demander de le remplacer à la platine quand il piquait un peu du nez ou devait se charger d’une mission urgente qui laissait place à toutes les suppositions possibles.

- T’es marié, Jim ?
- Non...
- Une affaire sérieuse qui demande tout une vie de réflexion, hein !

La longueur des études et sa profession prenante avaient laissé peu de temps à ce projet pour mûrir, me précisa-t-il. Il m’avait appris plus tôt dans la soirée que c’était sa première visite en France. Son père, originaire de Louisiane, qui avait combattu dans notre pays lors de la dernière guerre, lui en parlait souvent avec amour. C’est lui qui l’avait encouragé à apprendre notre langue.

Le jerk faisait encore fureur en ces années folles. Une fille tombée de l’Olympe proposait sur la piste une chorégraphie hypnotique. Une féline envoûtante qui « mouvait son body » comme une diablesse. Jim ne la quittait pas des yeux. Abandonnant brusquement son Jin Fizz, il partit se camper devant elle pour danser. Un "Nureyev" du jerk, l'animal. Que de talents cachés! 

L’instant était venu que le "deus ex machina" y aille de son stratagème. J'avais demandé à l’homme à la platine de lancer une série de slows. « Le Sud » fit des ravages. Jim est venu me rejoindre peu après pour me demander des éclaircissements sur les paroles de la chanson.



- Le coup de foudre ?
- Le coupe de fioudre ?
- Love at first sight ?
- Hey ! That it looks ! Le débiout des problems. Do you think, dude ?
- Ça t’est arrivé souvent ?
- Never before! Ouh la! Il reparlait anglais de plus en plus. Signe d’une légère perte de contrôle.
- Tu penses que cela t’arrivera combien de fois encore avant ta mort ?

Il me donna une grande claque dans le dos avant de repartir à la charge comme un malade. A un moment, je lui fis signe que j’allais me coucher tout en faisant le «V» de la victoire. Il vint me saluer chaleureusement en guise d’adieu tout en me faisant jurer de lui téléphoner dans son service rapidement. Il me le fit noter un numéro à rallonge.

Dans les semaines qui suivirent, je revis la fille à plusieurs reprises. Une beauté rare. Elle m’apprit que Jim lui avait écrit dès son retour et envoyé une superbe corbeille de fleurs. Plus tard, qu’il l’avait demandée en mariage dans une longue lettre où il déclarait sa flamme comme un collégien. Plus tard encore, alors que j’avais changé de service, un colis à mon nom m’attendait à l’internat. Il venait de la chirurgie vasculaire et contenait un livre sur Sydney Polak. J’avais dit à Jim que j’aimais beaucoup ses films. Je m’aperçus avec stupeur que sur la première de couverture, figurait une dédicace personnalisée du réalisateur à mon intention. Le soir même, je me décidai de composer le numéro qu’il m’avait donné pour le remercier vivement.

Une standardiste, de l’autre coté de l’Atlantique m’apprit qu’il était mort dans un accident de voiture quelques jours plus tôt.

"I wish you were here, Jim…"

Un autre français opéré de son aorte abdominale, s'il vivait encore et connaissait l’histoire, devrait te regretter aussi. C’est étrange, je n’en avais jamais parlé jusqu’ici à quiconque. Le moment est sans doute venu, dans cette époque à la con où l’on peut mourir dans la rue et rester huit jours sur le trottoir avant que quelqu’un s’en aperçoive. Et puis, surtout, il faut s’empresser de tout raconter car la vie ne dure pas plus d’un million d’années…

Pierre TOSI - Avril 2009