vendredi 17 octobre 2008

La date des dernières règles



Madame la vendeuse, vous avez des règles bleues ?
- Oui, bien sûr.
- Vous devriez aller consulter votre gynéco !

Il n’est pas nécessaire de se plonger dans les grandes théories psychanalytiques pour vite comprendre que les troubles du comportement alimentaire sont souvent intriqués avec ceux touchant à la sexualité. L’anorexie mentale en est une illustration relativement typique. Dans cette pathologie difficile pouvant mettre en jeu dans ses formes extrêmes le pronostic vital des jeunes filles et adolescentes qui en souffrent, on constate que l’absence des premières règles ou l’arrêt des règles précède souvent la cachexie. Les spécialistes ne sont pas unanimes sur ce fait, tout comme le contexte familial type pouvant favoriser la pathologie. Les adolescentes et post adolescentes anorexiques auxquelles j’ai pu être confronté (le terme s’impose) répondaient la plupart du temps au contexte classiquement décrit: jeune fille de milieu aisé au parcours scolaire brillant avec mère possessive et père symboliquement absent; activité sportive intense; volonté farouche et désir de maîtrise personnelle inquiétant parfois l’entourage. De l’autre coté du bureau, quand ces jeunes filles me fixaient par instants, je sentais bien dans leur regard qu’il y avait du défit dans l’air. Ne serait-ce qu’à constater la capacité qu’a l’anorexique mentale de contrôler au gramme près sa courbe pondérale, on comprend vite qu’on n’a pas en face de soi un personnage banal. La prise en charge de cette affection est une affaire de spécialiste qui dépasse les compétences du "simple" gynécologue. Celui-ci est cependant consulté en début de bilan pour rechercher d’éventuelles anomalies organiques ou fonctionnelles de la sphère gynécologique en présence d'une aménorrhée.

L’aménorrhée se définit comme une absence de règles. Il existe deux types d'aménorrhées:

- l’aménorrhée primaire c’est-à-dire l'absence de règles chez une adolescente ou une femme n'ayant jamais été réglée. Cette absence de règles de l'adolescente devra être distinguée du retard pubertaire. En pratique, cela signifie absence d'apparition des premières règles à partir de l'âge de 16 ans.
- l’aménorrhée secondaire ou absence de règles depuis plus de 3 mois chez une femme déjà réglée.

«Causes et physiopathologie des aménorrhées», une des questions redoutées aux examens par l’étudiant en Médecine. Le catalogue est vaste et complexe. Quelques années de pratiques vous font comprendre, qu’avec un interrogatoire rapide et quelques examens cliniques de base, on a tôt fait de démêler l’écheveau dans la plupart des cas. Exit alors des pathologies rares aux noms ronflants ou alambiqués.

***

ANECDOTE

Le remplaçant harassé du gynécologue obstétricien d’une préfecture de la région Champagne-Ardenne ouvre la porte du cabinet médical pour laisser entrer la trentième consultation de la journée. Madame XX, en compagnie de sa fille C., engage immédiatement la conversation :

«Le Docteur R. est en vacances ? Peut-importe, il faut bien que la jeune génération entame sa formation. Vous êtes issu de quelle Faculté ? ». Rupture avec le discours habituel : «Tiens, ce n’est pas comme avec le Docteur R., vous prenez à l’heure, vous au moins… »

Madame XX est la femme d’un notaire en place dans la grosse bourgade. Une jolie femme accorte portant la panoplie vestimentaire qui va avec la fonction du mari. Sa fille, 18 ans 1/2, brune au morphotype longiligne, répond aussi aux critères de mise. Durant l’interrogatoire médical, c’est la mère qui prend la plupart du temps la parole. Sa fille me regarde alors, sourire aux lèvres, semblant louer mes efforts pour rester courtois et ne pas suggérer à sa mère que la consultation médicale n’est pas pour elle. Elle m’apprend que sa fille est de retour des Etats-Unis où elle vient de passer une année de Droit dans une Université prestigieuse du pays.

«J’avais été amenée à demander les conseils de notre ami le Docteur R. pour C., il y un près d’un an. Ceci, à la suite de troubles alimentaires entraînant un fort amaigrissement associés à l’absence persistante de ses premières règles. Elles sont survenues en fait peu de temps après son exil. Chez moi aussi d’ailleurs, Docteur, cela a toujours été la pagaille dans ce domaine. Elle m’a appris qu’au bout de quelques cycles peu réguliers et pas bien glorieux, elle était repartie à la case départ et qu’elle ne voyait de nouveau plus rien. Je profite qu’elle est de retour en France pour refaire un petit bilan.»

Moi, intérieurement: elle ne parle pas de cécité, cela me paraît "clair", et je suis confronté à un diagnostic d’aménorrhée secondaire. Désireux de garder ma réputation de "médecin qui prend à l’heure", je demande rapidement à la jeune fille de passer dans la salle d’examen, de se dévêtir et de monter sur la balance. Au bout de quelques secondes, j’entends, encore assis à mon bureau : « J’ai pris tout juste un kilo depuis un an». Noté, ainsi que la date des dernières règles remontant à Mathusalem. J’abandonne la mère pour rejoindre la fille. Elle n’est pas squelettique et tous les signes sexuels secondaires sont présents et bien présents. Tension normale. Installez-vous, Mademoiselle. Pas de mouvements d’appréhension particuliers ou d’attitudes farouches classiques chez la jeune fille dans ce genre de circonstances. Plutôt même, quelques signes semblant indiquer qu’elle recherche de ma part une forme de connivence. Je vous épargne la chronologie en usage des gestes gynécologiques à entreprendre pour passer tout de suite au classique toucher vaginal redouté par les externes en médecine. Redouté parce que parfaitement symbolique et gênant, vu leur manque de pratique qui rend ce geste peu profitable à l'élaboration d'un diagnostic précis. Le mien s’affine. On est en présence d’une masse pelvienne de la taille d’un pamplemousse, légèrement déviée vers la droite. L’examen est indolore et le doigtier ne porte pas de traces de sang. On était encore à l’époque bénie où le gynécologue pouvait faire des échographies au cabinet sans risquer de se retrouver devant un juge d’instruction en cas de compte rendu incomplet ou de non habilitation à cette pratique.

La conversation va prendre désormais une tournure surréaliste. Annoncer son "verdict" à une patiente demande dans certaines circonstances un peu de psychologie et peut amener à le formuler en utilisant quelques tournures de style. Bon, on pouvait hésiter avec un gros kyste de l’ovaire droit, pour la forme. Tenant la barrette d’ultrasons sur son ventre, je regarde la jeune fille. Quelque chose dans son regard m'indique que je dois y aller franco : «Vous voyez, ici, sur le moniteur, c’est la tête du bébé. Là, on voit bien son cœur qui bat. Si on mesure le diamètre bipariétal et la longueur cranio-caudale, on peut évaluer l'âge du fœtus à 3 mois dix jours, et en m’avançant beaucoup, que c'est un garçon. On va essayer d’accélérer la procédure de déclaration de grossesse pour ne pas trop sortir des délais. Je vais vous prescrire les examens biologiques obligatoires et vous donner les conseils d’usage. L’examen gynécologique est tout à fait normal par ailleurs. »

Retour au bureau. La mère reste muette comme une carpe, droite dans ses bottes. En l’occurrence, des escarpins de marque. Elle a tout entendu, bien sûr. C'est ce que m'autorisait tacitement sa fille dans les minutes précédentes. Retour de celle-ci, comme si de rien n’était.

« On va aller faire la prise de sang demain C... Je vous dois combien, Docteur ? »

Je n’ai pas eu le courage de facturer l’échographie. Mademoiselle C. me salue avant de sortir et m’adresse un regard complice que j'imagine vaguement teinté de soulagement. Pourtant, son histoire à venir est loin d'être simple et il faut imaginer un étudiant de l'autre coté de l'Atlantique qui va prendre un méchant coup de mou à la nouvelle. Comme quoi, la vieille technique parfois décriée de la séparation temporaire mère fille dans les «anorexies mentales qui n'en sont pas», peut amender certains symptômes gynécologiques au-delà de toute espérance et vous confirmer une fois de plus que la première cause d’aménorrhée secondaire, c'est la grossesse.

3 commentaires:

  1. J'ai voulu me peser, une fois, en montant sur la balance. Tout ce que je suis arrivé à faire c'est casser mon écran!
    Bravo monsieur! Je ne vous dis pas merci!!!!!!

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  2. Eddy> j'en rigole encore en répondant à votre commentaire! Probablement dans le peleton de tête du secteur du blog. Pourvu que Virenque ne tombe pas sur ce billet, sinon, encore un écran de PC qui va trinquer. Normalement pas inclus dans les clauses de garanties.

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  3. A moi même> pour en revenir à l'incontournable Freud. Je viens de me rendre compte que j'étais passé du billet précédent évoquant l'ancienne DDR au billet actuel évoquant la rituelle question en gynécologie: "Quelle est la date de vos dernières régles?" qu'on note dans le dossier de la patiente en abréviation DDR. Je vais réfléchir au truc pour économiser plusieurs séances de psychanalyse.

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