lundi 20 février 2012

SOCRATE


Montreux - Vue sur le Lac Léman et le Château Chillon
« L'adolescence est le seul temps on l'on ait appris quelque chose. »
- Marcel Proust -


Une grève des internes de CHU ramenait le Professeur Hugo Morgani vingt ans en arrière. Comme au bon vieux temps, il reprenait une garde de premier niveau. En fait de bain de jouvence, il allait vite déchanter. Cette nuit, le sabbat des agitées mentales avait choisi la Maternité Régionale comme lieu de ralliement. Défilé surréaliste aux urgences de pathologies en marge du paranormal. Hugo avait appris à reconnaître les mots du corps qui disent les maux du cœur. On lui demandait d'interpréter la scène du grand Docteur ému par les spasmes inquiétants qu'on offrait à sa sagacité. Meilleur rôle masculin à la clef si ses effets de blouse blanche magistraux avaient l'heur d'entretenir la fougue de ces exaltées chancelantes dans le champ du désir. Hugo avait décidé de se cantonner à l'organique pour ne dégager du lot que les urgences réelles. Les jeunes apprentis de la Gynécologie obstétrique se chargeraient une autre fois d'entretenir les troubles psychiques de ces divas en médicalisant à souhait leurs demandes. Il avait renvoyé chez elles quelques bêtes de scène en pleine tirade. Hugo ne retiendrait de cette nuit que le désarroi d'une adolescente paniquée par un retard de règles. L'augure écrasant de responsabilités adultes avait tari la veine romanesque de son histoire et coupé ses élans pour son dieu et maître du moment. Le jeu passionnel contrefait se révélait sous les faisceaux crus des scialytiques. L'obscur objet du désir fuit la pleine lumière comme un vampire albinos. L'angoisse de cette encore - enfant mûrie d'un coup par les conséquences de ses conduites à risque avait plus touché Hugo que l'essaim d'hystériques qui s'était abattu cette nuit sur le service.

En ce début de matinée, relevé de sa garde, Hugo évacuait les outrances de la nuit. Après une visite rapide dans son secteur, il partit s'asseoir dans un parc de la ville. N'étant pas du matin, il maîtrisait mal les aurores et leurs sortilèges. Il était sous le charme des lumières pâles qui filtraient au travers des feuillus pourpres et or d'une grande allée. Par endroits, la brume léchait le bas des troncs. L'air froid de ce jour naissant ne laissait présager rien de bon. Les premiers gels allaient bientôt s'attaquer aux manteaux des vieux érables et les rafales d'octobre éparpiller en pluies colorées leur plumage exubérant. Dans le lointain, au bout de l'allée, se dessinait la silhouette d'un rôdeur aux allures de chat de gouttière revenant d'une escapade nocturne. Le soleil montait derrière lui. Tenue à la « Blues Brothers » sans le chapeau mou, coiffure mi-longue avec une mèche rebelle sur le front. Hugo reconnut avec plaisir l'animal qui s'approchait. Il avait fait sa connaissance, voilà plus de trente ans, lors d'une A.G. du printemps 68. Il en fleurissait par toquées en ces temps de révolution culturelle. Le sujet de l'assemblée générale valait à lui seul son pesant de cacahouètes : « Réforme du plan de classe traditionnel. ». Il était question de déboulonner les professeurs de leurs estrades. Les tables seraient désormais disposées en cercle. Les potentats du savoir redeviendraient de la sorte les simples maillons de la chaîne de transmission du Savoir qu’ils auraient dû rester. Furieusement abolitionniste ! Socrate, c'était le surnom du matou, avait aussitôt souri de cette couillonnade subversive. Il avait lancé le pari rapidement vérifié d'un preste retour à la case départ. Les embusqués du fond de la classe se trouvaient plus exposés aux regards du professeur suite à cette nouvelle géométrie mobilière. Ils avaient été en effet les premiers à vouloir écourter l'expérience. Les événements de Mai avaient produit un copieux matériau éthologique. Les périodes agitées sont de merveilleuses sources d’observations des travers humains dissimulés. Au son de la Carmagnole, on voit se ruer sur le devant de la scène les démagogues, chantres peu convaincants de l'abolition des privilèges. On lit clairement leur intention d'en obtenir d'autres en volant en héros au secours de la victoire.

« Je suis pour le communisme, je suis pour le socialisme et pour le capitalisme parce que je suis opportuniste. Il y en a qui contestent qui revendiquent et qui protestent, moi je ne fais qu'un seul geste, je retourne ma veste, je retourne ma veste toujours du bon coté… Je crie vive la révolution, je crie vive les institutions, je crie vive les manifestations, je crie vive la collaboration… A la prochaine révolution je retourne mon pantalon. »

Ce parc devait se trouver sur une faille spatiotemporelle. Quasi inchangé, portant son sempiternel costume à l'élégance rétro, c'était Socrate en pied et en cape qui arrivait à sa hauteur. Les modes changent, seul le style reste. Le visage avait légèrement vieilli, bien peu cependant. Il avait gardé sa belle allure de dandy intello dont le visage s'éclairait régulièrement d'un sourire mi-cynique, mi-rêveur. Il y avait chez ce félin du Jacques Dutronc mâtiné de Grand Meaulnes. Une poignée de main, et la conversation reprit là où elle s'était arrêtée lors de leur dernière rencontre, bien des années en arrière. Seules les amitiés de jeunesse ont cette vertu d'abolir mystérieusement le temps et de garder en place les signets des livres dont on a interrompu la lecture.
Socrate ramenait Hugo à l'adolescence, l'époque où, pour la plupart d'entre nous, la lumière était plus claire et le soleil plus chaud. On oublie trop facilement le mal être qui la caractérise tout autant. Hugo flairait un léger parfum d'aventure flotter dans l’air. Son vieil ami l'avait rarement déçu en la matière. Une des poches de sa veste baillait sur un bouquin. Bien avant l’heure, ce péripatéticien avait inventé le bibliobus. Quand un sage africain meurt, on dit que c'est une bibliothèque qui part en flammes. Quand Socrate mourrait, le savoir d'un personnage singulier abandonnerait une époque aux confins de l’ennuyeux. Qui s'en soucierait dans ce troupeau bêlant gavé d'américanades et de reality-shows de la fin du vingtième siècle ? On toise l'époque au pro rata de ses valeurs. Socrate, ce philosophe désargenté, un brin rêveur, tomberait comme un poids mort du ventre mou d'une société entichée de productivisme et prosternée à jamais devant le Veau d'Or.

Ce dilettante au cynisme piquant avait toutefois un cœur de prince. Son bel esprit ne griffait jamais les faibles. Il observait attentivement la bêtise humaine pour mieux s'en défendre. Ce fond de commerce inépuisable fourmillait de pièces consternantes qui n'avaient jamais réellement altéré sa belle humeur. Cette capacité, il la devait à un caractère exceptionnel. Hugo n'avait jamais vu le personnage vaciller, perdre son sang froid, une parcelle de son libre arbitre, son bel humour, dans les situations qui jettent habituellement à la rue les plus robustes. Aucune suffisance de sa part. C'était comme si notre gars était déjà revenu de toutes les guerres et avait sondé les recoins de l'âme humaine. Plutôt rare, à l'âge où les adolescents se renfrognent au moindre heurt, et acné dévorante, usent de parades de matamores lors des escarmouches publiques. Hugo avait vu quelques professeurs se casser les dents sur lui, agacés qu'ils étaient par son assise qu'ils tenaient pour de la morgue. Ses réparties pleines d'aplomb, toujours formulées dans le registre de l'assaillant, les renvoyaient souvent à leurs chères études. C'était sa capacité à déstabiliser ses interlocuteurs en mettant à nu la futilité de nombres de leurs préoccupations qui lui avait valu ce surnom emprunté au champion de la maïeutique.

Il avait toujours refusé les uniformes de la mode estudiantine et abhorrait tout ce qui pouvait contenir une once de corporatisme beuglant. As du bagout, maître de la litote, champion du réquisitoire élégiaque, notre homme avait raté une carrière de ténor du barreau. Il aurait fait acquitter par un jury en pleurs composé d'intégristes de la LICRA, de fanatiques religieux d'origines variées et de membres du Likoud, un chauffard aviné du FN ayant fauché délibérément en voiture un handicapé noir, ancien résistant de confession israélite. Ça doit exister ? L'imaginer ténor du barreau, c'eut été méconnaître la cruelle opinion qu'il avait des représentants de la Justice. S'octroyer le privilège de se faire arbitres d'un code dont ils avaient de tout temps été les édificateurs intéressés, le révoltait. La Justice, à ses yeux, ne s'était jamais employée qu'à dissuader les petits d'imiter les puissants. En cercle restreint, notre homme dévoilait en sus quelques idées de grand libertin. Il raillait les notables infatués de leurs petits pouvoirs, tout dégoulinant de principes moraux qu'ils défendaient en public pour mieux les transgresser en privé. Ils pourfendaient les anciennes mères maquerelles, devenues par la force des choses et du temps qui passe, présidentes de ligues de vertu. Hugo avait encore en mémoire la phrase ampoulée qu'un professeur de français avait extraite d'une de ses dissertations sur l'art français du Second Empire : « Le bourgeois rassuré tenait jovial de par la force de son argent et la contagion de la sottise. Les artistes avilis s'étaient agenouillés et ils mangeaient ardemment de baisers les pieds fétides des hauts maquignons et des bas satrapes dont les aumônes les faisaient vivre. ».

La classe avait sifflé admirativement le style. Socrate avait probablement glané cette saillie dans une de ses nombreuses lectures. De là à lui prêter l'âme d'un militant gauchiste? Trotskystes, léninistes et autres maoïstes en vogue à l'époque le faisaient invariablement ricaner. Leur dialectique pesante attisait ses sarcasmes. Une lecture du « Zéro et l'infini », l'ouvrage de Koestler des années quarante, l'avait amené à biffer l'avènement potentiel du Grand Soir. Le bon sauvage, l'homme naturellement bon que la société corrompt, il n'y croyait pas un instant à l'âge où les étudiants s'enflamment pour les idées de Rousseau. Remarcher à quatre pattes, il avait ri du trait de Voltaire. Il fuyait les militants engagés, les moralistes et les donneurs de leçon comme la peste. Pour son plus grand bonheur, comme le vieux cynique de Ferney, ce misanthrope précoce cultivait son jardin sans aigreur, prenant tout au plus quelques distances avec la société et tempérait ses enthousiasmes pour éviter les déceptions. Quand Socrate montrait la lune, beaucoup d’idiots regardaient son doigt. Son physique avantageux et son aura faisaient mouche à tout coup sur les filles. Quelques déceptions amoureuses, pouvait-on imaginer, l'avaient rapidement amené à réserver l'expression de ses sentiments aux cas où le jeu en valait vraiment la chandelle. Désir et Raison n'ont jamais fait bon ménage. Les deux amis dissertaient sur le thème. On évoquait le fameux travers masculin, cette propension dangereuse à se ruer sur les femmes au physique avantageux. On entendait bien : les femmes présentant les critères en vogue dans ce domaine, à une époque donnée, dans un pays donné. Ce goût immodéré pour l'emballage avait-il une origine génétique ou constituait-il le lègue comportemental des générations d'hommes antérieures aux leurs? On ne pouvait s'emballer pour rien d'autre. Aucune étude scientifique sérieuse n'avait relevé chez la femme l'aptitude à la mise en œuvre d'un raisonnement élaboré. On doutait même encore qu'elle ait une âme! Ils s'adonnaient sans réserve, sur un ton cynique et rieur, à la basse misogynie de comptoir. Le chapitre fut clos par une dernière boutade qui tentait de les rassurer: « Un physique avantageux n'implique pas systématiquement la bêtise. N'en sommes nous pas tous deux les preuves vivantes ! ».

Ils commençaient à souffrir du froid. Socrate savait qu'Hugo était praticien hospitalier. Avait-il encore des vies à sauver? Le toubib admit que la Faculté avait bien du mal à reconnaître que les avancées de la Médecine n'avaient guère fait reculer les maladies à l'échelon de la planète. Elles trouvaient sans cesse des parades et le progrès en favorisait certaines. Les peuples déshérités étaient toujours en but aux pathologies qu'on baptise « d'un autre âge » en pays développés. Il n'était pas le seul Sisyphe à remonter sans fin son rocher au sommet de la colline. Il pouvait abandonner sa mission, une journée entière, sans remords. La Médecine, comme Moloch, dévore ses propres enfants. Elle constitue à elle seule un fléau méconnu. Cynisme d'un observateur choisi. Socrate appréciait qu'Hugo jouât dans son registre.

« Alors, si tu ne considères pas cela comme une désertion coupable, accompagne moi en Suisse pour la journée, histoire de te changer les idées? Je pars dans une heure pour Montreux. Un copain m'embarque dans son coucou à l'aérodrome. Tu pourrais rentrer demain matin avec lui. »
On était samedi. Hugo ne travaillait pas le lendemain. Il lui faudrait juste passer chez lui et donner un ou deux coups de fil. L'avatar moderne de François Marie Arouet l'invitait dans le fief du maître. Une aventure à ne pas rater.

Durant le trajet aérien, Socrate railla avec humour les travers de la société du moment. Il parlait du grand balancier de l'histoire et imaginait la stupeur d'un intellectuel de la fin des années soixante qu'on aurait assis devant un téléviseur en l'an 2000. La téléportation spatio-temporelle à sa sauce. Il décrivait l'hébétude progressive d'un avatar de Monsieur Spoke. Spots publicitaires vantant les bienfaits du consumérisme. Omniprésence de l'image de la femme objet. Retour en force d'une société policée. Vaporisation des fiefs du communisme. Pléthore d'émissions exposant avec complaisance l'insignifiance et la futilité sans borne des aspirations de l'homme moyen du XXI siècle. Des jeux télévisés qui se vautraient dans les abysses de la culture de bazar. La glorification exacerbée des gladiateurs des temps modernes dont la recherche obstinée d'exploits sportifs témoigne d'un ego avide de réassurance. On jetait en pâture ces nouveaux héros au bon peuple pour qu'il s'identifie à eux, s'empare de leurs victoires pour y trouver une revanche aux frustrations du quotidien. Et que dire des ces clones de chanteurs hâtivement promus au rang d'artistes qui se trémoussent sur des chorégraphies stéréotypées. Ils vociféraient des chansonnettes qu'on croyait englouties sous la coulée de lave des années pop devant un public de nymphettes aux déhanchements putassiers? Couronnant le tout, l'hypocrisie pathétique, le conventionnel joué des marionnettes de l'information, serviteurs zélés de l'audimat. La télévision se réjouissait d'avoir échappé à la main mise du pouvoir politique. En fait, l'organe de propagande avait simplement changé de commanditaires. Seules quelques émissions diffusées à des heures d'écoutes dissuasives sortaient de l'ornière. Exit Gandhi, Simone de Beauvoir, Gloria Steinem, Marx, Mao, Guevara, Sartre, Jim Morrison, les Beatles et Andy Warhol. Quid de la génération militante, des tribus de Baba cool et de Beatniks apôtres de la paresse? Remplacés par ces populations tremblant face au chômage et prêtes à tous les sacrifices pour continuer à s'acheter ces quantités de choses qui donnent envie d'autre chose. Les anciens utopistes étaient désormais en but aux sarcasmes des golden boys. Il fallait les pendre haut et court. Ils avaient trop longtemps perverti la jeunesse et fauté contre le réalisme.

« Fini le pouvoir des fleurs. On prend la fuite pour le pays des banques et des antiseptiques. Tu vois la déroute. Trois douches par jour, vieux cracra ! Un bon point pour toi, ta coupe de cheveu actuelle t'évite la tonte sauvage par un commando facho.
- Moins mordant qu'à une époque envers les enfants de Rousseau et les couillonnades petits bourgeois des étudiants de 68 ! Faut t'acheter une chemise à fleur, un pantalon patdeph et des Kickers. Quant à mes cheveux, je croyais que je les perdais. En fait, on me les vole.
- Bof, mon costard revient à la mode c'est pas le moment de le bazarder.
- Frère, Dieu est mort, parait-il. Marx, c'est clair. Les nouveaux philosophes font dans le show-biz. Offre-moi une nouvelle quête qui tienne la route, et je redeviens ton disciple.
- Facile… au hasard… crac : collectionner les 45 tours d'Enrico Matias.
- On ne trouve plus de tourne-disques pour les écouter.
- C'est bien pour ça que c'est une quête jouable. Mais je vois que tu fais la fine bouche. Si tu préfères, la recherche de l'orgasme cosmique par la pratique assidue de la sexualité érotomaniaque.
- Un peu sur le tard non ? L'amour physique est sans issue. Roméo Sifredi et Juliette de Sade, sans morts à la fin. Shakespeare au tapis, alors !
Provocateur, Socrate enfonçait le clou.
- La passion amoureuse est un désordre de l'esprit. Vouloir toujours monter plus haut pour finalement tomber en vrille, la belle histoire ! Les asiatiques sont plus fins que nous. Ils la redoutent plus que tout. Même une reconversion salvatrice laisse en bouche un goût de cendres, et à l'esprit, des souvenirs qui poussent à s'en refaire une ligne quand l'ennui pointe son nez. Retournons à notre misogynie de comptoir. Souvent ce sont les femmes qui quittent en premier le bateau ivre. Déroute matérielle, folie d'une relation aux antipodes de la stabilité. Nos compagnes sont programmées pour la conservation de l'espèce. Ça commence par celle de leur progéniture, présente ou potentielle. La passion amoureuse, c'est la guerre. Roméo est un godelureau égocentrique qui sublime pompeusement l'objet de son amour parce que l'adversité l'ourle de transcendance à ses yeux. Résultat des courses : mort de celle qu'il aime après la sienne et désespoir de deux familles. Bravo, plutôt que de déployer sa belle énergie à protéger sa dulcinée et lui apporter un peu de sérénité. Au dessus des forces du jouvenceau exalté par son imaginaire. Iconoclaste non ? Et puis tu sais… l'amour, l'amour… galvaudé, mis à toutes les sauces. On enrobe de guimauve, on fait mijoter dans la mièvrerie et la sensiblerie niaiseuse, puis on consomme sans modération.
- Diantre ! Le bel esprit ! Tu t'es probablement vautré comme tout le monde un jour ou l’autre dans la mélasse amoureuse. L'énoncé méticuleux des adjuvants glucidiques vise à gâcher le plaisir en bouche. Alors, « Bienheureux les pauvres en esprit ». Tu préconises à la place, si j'ai bien compris, un contrat sexuel strict qui serait rompu à la moindre dérive sentimentale ? La fusion des deux éléments est telle qu'il faut que tu me donnes la technique d'extraction qui permet d'obtenir une pulsion sexuelle sans trace d'impureté sentimentale.
- Fiasco retentissant des communautés hippies, c'est vrai. Retournons la queue entre les jambes vers l'institution du mariage, et longue vie à la cohabitation des deux castes millénaires que sont les matrones et les courtisanes. Le fait qu'en pays dominés par les religions monothéistes ou les régimes totalitaires la censure se soit toujours acharnée sur la sexualité me rendait le projet sympathique. Pan ! … et voilà Doc gynéco, conscient pourtant des méfaits d'une sexualité refoulée, se faisant l'apôtre de la romance platonique, voire de la pudibonderie !

Hugo repensa à sa garde. Socrate pourrait utilement compléter sa liste de correspondants en sexologie. Ces spécialistes appelés à la rescousse sur le tard, pour une affaire qui se joue si tôt dans la vie, avaient bien du mal à faire monts et merveilles. Passé un cap, cette source de plaisir et d'équilibre, atrophiée comme un muscle négligé, demandait une rééducation douloureuse à la récupération totale illusoire. Dans le pire des cas, l'énergie sexuelle s'était déjà détournée vers le monde des pathologies psychiques, dans le meilleur, avait hypertrophié l'univers de la sublimation. Socrate souriait. Hugo sentait bien que notre homme avait une idée claire sur le sujet. Et puis, cette volonté de grands idéaux, cela faisait le jeu des recruteurs des intégrismes.

On approchait des Alpes. Le spectacle aérien suffit à stopper le discours amusé des deux hommes. Le pilote se concentrait sur son plan de vol et n'avait pas pris part à la conversation qu'il devait juger scabreuse ou absconse. La chaîne alpine était parfaitement dégagée. On voyait au Sud les eaux paisibles du Léman. La plongée vers le petit aérodrome de Montreux valut toutes les sensations d'un parc d'attractions foraines. Courtes formalités en douane et un taxi emportait le duo. Le véhicule stoppa devant une propriété somptueuse surplombant le lac et offrant une vue d'exception sur la montagne. Socrate avait du gagner au loto. Ce dernier, épiant le regard interloqué d'Hugo, mit fin à ses élucubrations : « La maison d'une bonne copine friquée qui héberge sans état d'âme les pique-assiettes. Hugo cueillit quelques marguerites poussées à flanc de coteau, histoire de ne pas arriver les mains vides. Elle ne nous rejoindra qu'en fin de soirée. On les mettra dans un vase, commenta Socrate, revenu aux idées pratiques. ».

La vaste demeure moderne construite sur un seul niveau se fondait dans la végétation dense de ce petit coin de paradis. Meublée avec goût, elle offrait un confort au luxe insoupçonné qui savait cependant ne pas tomber dans l'ostentatoire. Socrate ouvrit la large baie vitrée qui donnait sur la terrasse. De ce coté, la végétation se faisait plus discrète et dégageait une vue sur le lac. La température était clémente. Un microclimat protégeait encore un temps la région des assauts de l'automne. Ils s'installèrent sur la terrasse pour déjeuner. Durant le repas, Socrate, particulièrement en verve, y alla d'une anecdote récente :

« Il faut absolument que je te fasse écouter ma dernière trouvaille. Hier à Nancy, je traînais au centre Saint-Sébastien. J'étais entré dans une boutique de disques d'occasion. Je farfouillais dans un bac de CD quand ma main droite bénie des dieux eut l'heur de mettre à jour une rareté. Je scrute l'horizon en vitesse sur 360 degrés d'azimut. Ma souplesse cervicale de rapace nocturne favorise la manœuvre. Je suis seul dans la boutique. Personne pour m'arracher des mains le trésor exhumé. Trop beau, la pochette est vide ! Montée furieuse de ma pression artérielle. Normal, une erreur! Qui aurait pu se départir de ce bijou à part un désespéré acculé au sacrifice sous la pression des huissiers. Je bondis sur la vendeuse en lui montrant furtivement l'enveloppe béante comme un exhibitionniste son service trois pièces. Elle me précise, un brin méprisante, que les CD qui garnissent normalement les boîtes sont en sécurité sous le comptoir. Et celui-là ? Elle plonge son nez dans un tiroir. Sa recherche se prolonge exagérément. Je frôle l'infarctus. Le patron s'est sûrement réservé le disque. Il l'écoute dans l'arrière boutique, tout frétillant et la pupille en mydriase. Elle sort enfin une rondelle de plastique avec le geste mécanique et peu précautionneux d'un officiant désinvolte. Holà, un peu de délicatesse, ma belle ! Ça se respecte un disque comme ça ! Vous le prenez ? C'est combien ? Et là, j'entends une somme dérisoire, quelques kopeks. Elle déraisonne, elle mélange avec le best of de Verschuren. Je ne veux pas lui faire perdre sa place. Je reformule plus calmement ma question. Elle me regarde de plus en plus bizarrement. Trois euros, confirme-t-elle, le lecteur de CD n'est pas fourni avec. Je lui donne discrètement la somme comme un toxico le ferait à un dealer avant de filer en trombe au volant de sa voiture dont il a laissé tourner le moteur. Quand je sors du centre commercial par l'issue la plus proche, aucun vigile ne me plaque à terre, pistolet sur la tempe. Dans la rue, le droit me protège. Il fallait intervenir dans l'enceinte du bâtiment. Je rase les murs cependant. Passage à découvert obligé: le « Pont des Fusillés ». Mon pouls s'accélère et un frisson me glace l'échine. Un vrombissement signant la Malagutti lancée à plein régime enfle dans mon dos. Je suis prêt à plonger en contrebas sur la voie ferrée. Un forban fond sur sa proie pour la détrousser. Je me retourne, décidé à faire front. Et je vois, je te le donne en mille, comme sorti du passé, Titi Blavier, tu te rappelles, le rocker au cœur tendre, celui dont Renaud a du s'inspirer pour écrire « La mère à Titi ». Tu te souviens des paroles:

Pi au bout du couloir / Y'a la piaule à mon pote / Où vivent ses guitares / Son blouson et ses bottes / Sa collec ' de B.D. / Et au milieu du souk / Le mégot d'un tarpé / Et un vieux New Look / C'est tout p'tit, chez la mère à Titi / Le Titi y s'en fout  / Y m' dit qu' sa vie est toute petite aussi / Et qu' chez lui, c'est partout / Quand y parle de s' barrer / Sa mère lui dit qu'il est louf' / Qu'il est même pas marié / Qu' ses gonzesses sont des pouffes.

Un flash-back à te filer le bourdon. Sorti de la nuit des temps, sur sa vieille bécane avec la selle course à franges et la queue de tigre au rétro, le spectre halluciné de Titi, casque tête d'œuf et Perfecto d'origine. Comme à la belle époque où je l'avais vu plonger avec sa mob dans le bassin du jet d'eau de la place Saint Jean suivi d'une gerbe d'étincelles giclant de la béquille abrasée par l'asphalte. Une superbe manœuvre parfaitement maîtrisée en phase initiale pour éviter l'impact avec un bus qui démarrait devant lui sans l'avoir vu venir à fond sur la gauche. Je revois parfaitement la tête des spectateurs et la superbe du personnage émergeant des flots comme Vénus pour se remettre aussi sec - si l'on peut dire - aux commandes de sa meule. Geste vif de professionnel pour redresser le guidon tordu et le rétroviseur en berne avant de repartir à toc sous les hourrahs de la foule. Commentaires élogieux sur la cascade et la robustesse de l'engin. Titi roulait comme dans sa jeunesse, la tête dans le guidon, les Santiags collées à la roue arrière, zigzaguant au milieu des rampants et jouant sa vie à chaque intersection. Tu te souviens de son mépris pour les règles du code de la route. Il testait une fois de plus hors circuit les ressources insoupçonnées de son monocylindre gonflé aux limites de la résistance des matériaux. Il aurait pu en remontrer à des ingénieurs motoristes d'une écurie professionnelle. Il aimait trop le travail d'artisan pour s'abaisser à une telle extravagance. Titi, ouf … Rien à craindre d'un copain. Il roulait d'ailleurs trop vite, l'esprit accaparé par la qualité de la stridence de son engin, pour jeter un œil alentour. Fin de l'alerte. La suite de la cavale devenait une simple formalité. Comme tu as pu le remarquer, le douanier suisse perd de sa vigilance : pas le moindre commentaire quand ils ont fouillé mon sac à l'aérodrome. »

Montreux - Photo Pierre TOSI - 1998

A la fin du repas, Socrate demanda à Hugo de l'accompagner dans la salle de séjour. Ce dernier loua la sophistication de l'installation hi fi présente dans la pièce. Haut parleurs de prestige, matériel de pointe, le premier amplificateur numérique qui lui était donné de voir : rapport signal bruit époustouflant, distorsion ridicule… Il partit dans un historique quasi exhaustif des découvertes technologiques, qui, d'Edison aux ingénieurs du son modernes, avait mis à la portée du consommateur ignare une technologie de pointe truffée d'électronique à l'ingéniosité diabolique. L'amateur averti glissant un compact disque dans une chaîne telle que celle-ci se devait de verser une larme. Le discours laissa Socrate de marbre. Sa prévenance n'allait qu'au CD acquis dans l'angoisse. Il l'inséra avec une précaution infinie dans le tiroir de la platine. Il pria alors Hugo de s'allonger dans l'une des deux chaises longues Le Corbusier du salon, puis, muni de la télécommande, et installé confortablement dans l'autre, il lança la lecture. Hugo attendait un enregistrement prestigieux d'un concerto de Mozart, un opus de Bach méconnu, un grand air interprété par la Callas. Surgit alors des enceintes, les premières notes de l'introduction de « Sweet Jane » de « Rock and Roll Animal » de Lou Reed. Sabotage ! Il excusa rapidement Socrate. Il adorait aussi cet album. Le son était à fond. L' Helvètie accueillait des barbares. M'enfin, c'était ici, au début des années soixante dix, que Deep Purple avait fait trembler la ville sous les accords de « Smoke on the Water » pendant le festival de Montreux. L'helvète avait connu du plus dévastateur.

Une bonne partie de l'après-midi, Socrate s'improvisa disque jockey et concocta une séance seventies qui replongea le duo dans la nostalgie des musiques de leur adolescence. Bien entendu, on n'avait rien fait de mieux depuis. Le soleil déclinait. Une grosse boule mandarine descendait vers le lac et teintait d'orangés les névés échappés à l'été au sommet des adrets. Ah ! La recherche forcenée de la liberté de la fin des années soixante. « More », « Easy Rider », « If », « Zabriskie Point », les titres de films défilaient. La liberté poussée vers l'absolu. Un truc, même à dose plus faible, à filer une belle angoisse au tout venant qui s'en verrait doté d'un coup. Socrate cita la phrase d'Oscar Wilde : « Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières. », Hugo : « La liberté, c'est pouvoir choisir ses chaînes ». Qui se connaît assez pour bien les choisir ? 

Socrate convint qu'à une époque, cette utopie lui avait joué des tours et que sa vie présente en conservait des cicatrices funestes. Il avait bien du mal avec la discipline. Cela parasitait beaucoup ses entreprises. Il avait toujours rêvé d'écrire, et Dieu sait qu'il en fallait pour arriver à un bon résultat. L'indépendance matérielle lui faisait défaut et son mode de vie manquait d'organisation. Cela entravait son projet. Du mécène patient, et encore plus hypothétique, convaincu de son talent, il pouvait toujours en rêver. Que fallait-il vraiment regretter de l'époque évoquée? L'enthousiasme collectif, la créativité vibrionnante, le bouillonnement des idées, la tolérance qui favorisait le dialogue, sans aucun doute. Et la libération de la femme, celle de la sexualité, l'avènement de la pilule ? Les femmes y avaient gagné mais pas autant qu'elles auraient pu. L'apparition des « superwomen » et des pourfendeuses de machos avait sonné l'heure de la reconversion. Il fallait abandonner les repères archaïques. Beaucoup d'entre nous prirent la tasse. En premier, les intellectuels. Avides d'étaler leur largeur d'esprit en prenant au pied de la lettre les sommations adressées aux mâles esclavagistes, ils endossèrent à la hussarde la panoplie de l'antihéros dépressif à la sensibilité à fleur de peau. Stupeur, lassées rapidement par ce triste spectacle, leurs conquêtes fuyaient dans les bras de cow-boys réfractaires au changement. Revers aussi pour les femmes d'action à la féminité rognée jusqu'à la moelle qui inquiétaient ou refroidissaient les nouveaux mâles. Trop peu d'années, à l'échelle de l'évolution, nous séparent du règne animal. Hugo confirmait que le cerveau était toujours programmé pour des stimuli qui ne se pliaient pas à cette brusque remise en cause des comportements et des rôles sociaux. Le prosencéphale surdimensionné du fameux singe nu de Desmond Morris voulait minorer la puissance de « la biologie des passions » héritée de nos ancêtres les singes poilus.

L'évocation d'auteurs, poussa Socrate à mener Hugo dans le sanctuaire de la maison. Il lui fit découvrir une immense bibliothèque tapissée d'ouvrages méthodiquement répertoriés. Hugo constata que revenait à intervalles irréguliers une tranche de livre factice intitulé « Pas rendu », suivi du titre absent et du nom de l'auteur. A l'évidence, la personne ayant commis cet acte abject était devenue persona non grata. Au Far West, on pendait bien les voleurs de chevaux. Chez les Hébreux on lapidait les femmes adultères. Socrate vouait aux gémonies ceux qui, sous prétexte du peu de valeur marchande, se permettaient de ne pas rendre les livres qu'ils avaient empruntés. A ses yeux, une telle négligence était portée au rang de péché mortel. Hugo comprit le raisonnement de Socrate. Toute pièce perdue obsède le collectionneur de manière outrancière.

- Tu vois, mon hôtesse m'a permis de regrouper dans ce bel ordonnancement, au sein de ce sanctuaire comparable à la bibliothèque d'Alexandrie, les monticules de livres qui submergeaient tous les espaces libres de mon appartement. Je peux désormais me rendre de ma chambre aux toilettes sans risquer de me rompre les os ou de disparaître sous une avalanche.
- Tu as affrété un train spécial pour l'entreprise ?
- Pas loin de la réalité.

Hugo perçut qu'un lien, pas aussi anodin qu'il l'avait laissé paraître, existait entre Socrate et la maîtresse des lieux. La maîtresse en question semblait bien avoir étendu son domaine d'action. Perfide, Hugo tenta d'engager à nouveau la conversation sur le quiproquo permanent des relations hommes-femmes : éternel malentendu lié à la méconnaissance réciproque de deux univers différents en bien des points. Hugo avoua son incapacité à citer un couple d'amis convaincants dans la qualité de leur union : « Allons, soyons moins catégorique : durablement convaincants. ». Socrate fuyait le débat. Hugo enfonça le clou, pas mécontent de pousser dans ses retranchements le roi de la maïeutique. Préoccupation somme toute futile, perte de temps précieuse, pour un champion de la libre pensée, que la dissipation amoureuse. 
Socrate y alla mollement de : « L'homme n'est pas qu'un être pensant. On ne peut pas nier le poids de l'instinct de reproduction à la base des pulsions amoureuses. L'érotisme est une forme d'art élaborée par le raffinement du cerveau humain. Doit-on dévaloriser la gastronomie sous prétexte qu'à la base se trouve le besoin organique de se nourrir ?
- Le peu de cas que tu faisais de la bonne chaire -souvenirs douloureux d'invitations à ta table - aurait donc fortifié, par compensation, ton intérêt pour les plaisirs de la chaire ? Pardon, pour l'amour courtois.
Socrate souriait : « L'âge altère les facultés mentales. Déroute des grands principes.»

Montreux - Photo Pierre TOSI - 1998

Elégamment, Hugo changea de sujet pour amener Socrate à s'adonner à un de ses jeux favoris : le tir aux pigeons. Il consistait à se lancer dans une énumération jubilatoire, à l'emporte pièce, de ses « ras le bol » du moment. Pas d'argumentaire, un catalogue des sujets de société qui le faisait bouillir. Allons-nous asseoir avant que tu dégaines.
- Le jeunisme des vieilles peaux pathétiques qui copient la mode jeune croyant ralentir le sape des ans. Dans le même registre, les furieux prêts à tout pour devenir des gagas centenaires.
Les infos qui minent le moral avec leur petite galerie des horreurs. Les sempiternels reportages sur le premier jour de la rentrée des classes, la sécheresse, la couche d'ozone, les bouchons des grands départs, l'interminable conflit israélo-palestinien.
L'hypocrisie des campagnes nationales contre l'alcoolisme. Arrachez les vignes ! La drogue, brûlez les champs de pavot ou légalisez la consommation de stupéfiants pour que tous ceux qui veulent se foutrent en l'air ne meurent pas en plus ruinés; le tabac, passez le paquet de cigarettes à 100 euros ; la vitesse au volant, ne fabriquez plus de voitures qui roulent à plus de cent à l'heure.
Les poids lourds qui encombrent le trafic : mettez les marchandises dans des wagons.
Le malaise de l'éducation nationale : l'école gratuite mais pas obligatoire. On offre des Nike, on autorise le port du voile islamique, on légalise la Playstation en classe pour les dix premiers de la classe.
L'envahissement des écrans par le cinéma américain : on n'autorise que des remakes avec des acteurs français. Jean Rochefort devient Rambo, Patrice Luccini, Darth Vador, Michel Galabru, Indiana Jones.
Les écolos gogos incapables de servir la cause de la survie de la planète : on crée de faux Mac Do, on plante de faux champs de maïs transgénique pour leur permettre de se défouler dans la légalité. José Bové ouvre une chaîne de restauration bio aux Etats-Unis.
On crée un état où les abrutis qui continuent à s'entretuer pour des revendications nationalistes, des différences de races, de religions ou de pseudos idéaux politiques puissent le faire jusqu'à plus faim ou à extermination complète. Cours obligatoires sur les grandes idées du siècle des lumières.
Le fléau du terrorisme : on crée des jeux en réseau pour qu'ils puissent se défouler. Arsenal illimité, restauration de la planète après son anéantissement total. Flight Simulator offert au vainqueur pour s'exercer à percuter les tours jumelles.

Une voiture venait de s'arrêter dans le jardin. Le soir tombait. L'hôtesse rentrait au bercail. Hugo comprit ce que l"on évoquait quand on parlait d'apparition en religion. Une femme d'une beauté, d'une classe et d'un charme infinis vint lui serrer la main, en lui offrant en sus un sourire de princesse de légende. Hugo faillit esquisser un baisemain. La conversation de cet être immatériel était d'une finesse d'esprit peu commune. Elle bougeait avec la grâce d'une ballerine et traitait son hôte avec une délicatesse de tous les instants. Ce sens de l'accueil aurait mis à l'aise le plus timide des hommes. La pile de CD sur la table du salon lui fit comprendre qu'un après-midi commémoratif avait eu lieu chez elle. Deux nostalgiques incurables en prise à une régression adolescente voluptueuse et immodérée. Le visage de Socrate ressemblait désormais plus à celui d'un mystique habité par l'Esprit qu'à celui qu'on lui connaissait habituellement, yeux plissés et sourire ironique au coin des lèvres. Notre homme semblait avoir trouvé sa muse. Les ans passés, Alceste retrouvait son Elvire. Dans son attitude, transparaissait la fierté juvénile d'un amoureux ravi de présenter à un ami son élue. L'ermite atrabilaire, le penseur reclus, le voyageur en quête obstinée semblait avoir enfin posé ses valises. L'esprit un temps apaisé, il paraissait jouir de l'instant sans remords, heureux d'avoir enfin à ses cotés la femme le libérant de sa maîtrise d'esprit et l'enrichissant de sa différence. Hugo les percevait habités d'une passion qui les structurait plus qu'elle ne les brûlait. La fin du dîner allait lever en partie le voile. Socrate la pria de s'asseoir au piano qui trônait face à la baie pour jouer un ou deux morceaux. Elle ne fit pas sa coquette. Alors que le couchant enveloppait la maison, une sonate de Chopin, à la nostalgie en harmonie parfaite avec la tonalité du moment, ouvrit une soirée rare qui fait comprendre que la vie vaut pour ces instants où, l'esprit en repos, on découvre, ou redécouvre, que la contemplation est un devoir humain. Témoigner de la beauté des choses et des êtres touchés par la grâce est la vraie mission d’une vie.

Sept mois plus tard, Hugo avait la surprise de voir ce couple harmonieux s'asseoir en face de lui dans son cabinet de consultations: « Tu comprends, Hugo, quand mon fils va naître, la première tête de fou qu'il va voir, ce sera sans doute le grand choc de sa vie. Je me suis dit qu'il valait peut-être mieux que ce soit celle d'un accoucheur de l'âge de son père. »

Pierre TOSI - Septembre 2003

Liste des nouvelles du recueil




5 commentaires:

  1. quel plaisir !
    le texte tout d'abord et ensuite la forme. Je sens que les commentaires vont fuser à nouveau.
    Noëlle

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  2. La lecture de Socrate a soulagé mes 31 piges. Merci Papour. Merveilleux cadeau d’anniversaire qui, je l'entends bien, ne m'était pas personnellement destiné.

    Une fan inconditionnelle qui, cependant, de par ses capacités intellectuelles limitées doit régulièrement utiliser le dico pour pouvoir suivre plus aisément les aventures de Hugo!

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  3. bon anniversaire maz'elle Myosotis !
    No

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  4. Je te remercie beaucoup, Noëlle, ce commentaire soulage également mes 31 printemps. Observation: passage de "piges" à "printemps", je deviens plus aimable avec les années. Une journée, déjà, que nous nous côtoyons 31 et moi. Les liens se renforcent!]

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  5. Noëlle> de la part d'une fidèle, le compliment me va droit au coeur. La réponse à ton commentaire "gonfle" artificiellement les chiffres espérés! J'ai retrouvé la trace de ton fiston à Hanoï sur un blog dont l'adresse figure dans les commentaires du sien en stand-by. Pour sa survie, cela semble être quitte ou double au 8 balls...

    Caro> Non, bien entendu, le billet est public. Mais, la date du février pour sa publication n'est pas anodine. Une nouvelle que je ne renie pas. Quelques commentaires supplémentaires favorables "off line" (les lecteurs brouillés avec l'espace en question) pourraient m'inciter à sévir avec d'autres en gestation.
    Voltaire écrivait: « Pour la plupart des hommes, se corriger consiste à changer de défauts. »
    Comme j'ai changé paresse en oisiveté, c'est mal parti !

    Bonne anniversaire, "bloguesque", cette fois.

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